À deux reprises, Igor Loutsenko a eu peur de mourir. La première fois, c'était quand ses ravisseurs l'ont forcé à s'agenouiller sur le sol, dans un bois en périphérie de Kiev.

La seconde, c'était quand ils l'ont jeté sur le plancher d'un hangar, pieds et mains liés, et qu'ils ont recouvert sa tête d'un sac de plastique. «Là, j'ai cru que c'était fini.»

Mais les inconnus qui ont enlevé l'opposant ukrainien dans un hôpital de Kiev, où il était venu conduire un manifestant blessé au petit matin du 21 janvier, n'avaient pas l'intention de le tuer. Ils ont pris la peine de percer un trou dans sa cagoule pour qu'il puisse respirer.

Puis, ils se sont acharnés sur lui pendant une période qui a semblé une éternité, le frappant sur tout le corps. Et lui posant des questions sur le mouvement de révolte qui agite l'Ukraine depuis le 21 novembre, jour où le président Viktor Ianoukovitch a mis un terme au processus d'adhésion à l'Union européenne.

«Ils me demandaient qui étaient les organisateurs, pourquoi ils étaient là. C'était comme s'ils ne lisaient pas les journaux. Comme une recherche Google, avec de la torture», ironise le militant. Séquestré et battu pendant 13 heures, Igor Loutsenko a finalement été relâché dans un boisé, près de la capitale.

L'homme de 35 ans a subi une commotion cérébrale et a perdu une incisive sous les coups. Encore aujourd'hui, il éprouve de la difficulté à marcher.

Mais il a la chance d'être toujours en vie, contrairement à son compagnon d'infortune, Iouri Verbitski - le blessé qu'il était allé reconduire à l'hôpital, et qui a été kidnappé en même temps que lui.

Les deux otages ont été interrogés côte à côte durant ces sombres moments dans la forêt. Igor Loutsenko est convaincu que Verbitski, un ingénieur de 50 ans, n'était pas un militant aguerri. Il suppliait ses ravisseurs d'arrêter de le battre. «Il faisait appel à leur humanité, mais ça les stimulait à le torturer encore plus.»

Le corps d'Iouri Verbitski a été retrouvé le 22 janvier, à Boryslav, près de Kiev. «Il avait les côtes fracassées et ne portait aucun vêtement chaud», dénonce l'avocate Evguenia Zakrevska, qui représente plusieurs victimes de la vague de répression qui s'abat sur les opposants engagés dans le mouvement de révolte.

Théoriquement, la police de Boryslav a ouvert une enquête sur cette affaire. Mais pour les opposants qui occupent depuis 10 semaines la place - ou «maïdan» - de l'Indépendance, au coeur de la capitale, il ne fait aucun doute que cet homme a été victime d'un régime prêt à tout pour assurer sa survie.

Oreille coupée

Ce double enlèvement ressemble au cauchemar qu'a vécu Dmytro Boulatov, leader du mouvement de protestation des automobilistes, ou «automaïdan», qui a été enlevé et torturé pendant une semaine. Ses tortionnaires l'ont sauvagement battu, ils ont sectionné son oreille et l'auraient même crucifié, selon son témoignage.

Visé par une enquête judiciaire, Dmytro Boulatov s'est réfugié en Lituanie, où il reçoit des soins. Ce sont les cas d'enlèvements les plus connus des dernières semaines. Mais il y en a peut-être eu d'autres.

Selon SOS Maïdan, un groupe qui vient en aide aux victimes de la répression, 30 protestataires manquent toujours à l'appel. S'agit-il de gens qui se cachent? De blessés non identifiés? Ou d'autres otages enlevés par des inconnus?

Difficile à dire, reconnaît l'avocate Evguenia Zakrevska, qui cherche à comprendre s'il y a un «système, un schéma» derrière ces histoires de kidnappings.

Sans affirmer que les ravisseurs de Dmytro Boulatov, Igor Loutsenko et Iouri Verbitski travaillaient pour la police, elle juge que ces actions visent un but clair: «Intimider les manifestants, montrer que n'importe qui peut se retrouver dans la même situation.»

Igor Loutsenko, lui, n'a aucun doute: ses tortionnaires, qui ne portaient aucun signe distinctif, l'ont torturé de façon «professionnelle», cherchant à lui causer un maximum de douleur en causant un minimum de dégâts. À un moment, un de ses gardes lui a dit qu'il serait bientôt livré à la police. Un indice de plus, à ses yeux, de leur lien avec le pouvoir.

Combat à finir

Ces trois enlèvements se sont produits à un moment où Kiev vivait une explosion de violence sans précédent. Pendant trois jours, des manifestants ont pris d'assaut le boulevard Hruchevskoho, qui relie le «maïdan» au siège du gouvernement ukrainien.

Des groupes radicaux ont pour la première fois lancé des cocktails Molotov sur la police. Qui a répliqué avec des tirs à balles réelles. Ces affrontements ont fait trois morts. Du jamais vu dans l'histoire de l'Ukraine moderne.

Igor Loutsenko est convaincu que la série d'enlèvements est une réponse policière aux cocktails Molotov. Mais il n'en critique pas pour autant les gestes des émeutiers. Selon lui, ils ont envoyé un message clair au pouvoir en lui montrant que l'opposition se radicalise. «Nous avons montré que nous pouvons menacer les autorités. Et c'est le seul langage qu'elles comprennent.»

Pas question de céder à la répression, a assuré hier Igor Loutsenko en s'adressant à quelque 70 000 manifestants rassemblés sur le «maïdan» pour le rendez-vous hebdomadaire de l'opposition. Joint par téléphone à Vilnius, Dmytro Boulatov a adressé le même message à la foule. Tout comme Tetiana Tchornovol, journaliste qui a été attaquée par la police au début du mouvement de protestation.

Pour ces opposants, c'est un combat sans merci entre un régime corrompu et la population qui veut renouer avec la démocratie. Au prix, peut-être, d'autres explosions de violence.

En chiffres

Selon SOS Maïdan, un groupe qui vient en aide aux victimes de la répression:

des centaines de protestataires sont sous le coup d'accusations criminelles.

130 sont détenus ou placés en résidence surveillée.

30 sont portés disparus.

1400 ont dû être soignés à la suite d'un acte de brutalité policière.

40 blessés ont été arrêtés par la police alors qu'ils recevaient des soins dans un hôpital.