Vingt milliards de dollars d'investissements pour un sommet de trois jours. En 2012, lorsque le premier ministre du Canada et ses 20 homologues de la Coopération économique Asie-Pacifique (APEC) se réuniront à Vladivostok, une île quasi déserte située tout près aura changé de visage pour les accueillir. Au prix de grands efforts de milliers d'ouvriers, pour plusieurs illégaux et exploités, nous raconte notre collaborateur.

Le traversier bondé de travailleurs migrants et de quelques Russes accoste près du nouveau quai bétonné de l'île Roussky. «Il y a encore six mois, ces berges étaient sauvages», fait remarquer Aleksander Rybin, un journaliste local qui connaît bien l'île de près de 100 km2 pour y avoir souvent campé en des temps plus calmes.

 

Aujourd'hui, ça grouille de partout dans l'île. Et on n'a encore rien vu. D'ici le sommet de 2012, les rares traversiers ne seront plus d'aucune utilité. L'île Roussky et ses quelque 5000 habitants seront reliés à Vladivostok, qui compte plus de 500 000 citadins, par un pont à haubans de près de deux kilomètres. Coût du projet: 35,5 milliards de roubles (1,25 milliard$). «Avant, la plupart des quelques voitures de l'île se promenaient sans plaque d'immatriculation, puisqu'il n'y avait pas de policiers!» se rappelle Aleksander Rybin.

Aujourd'hui, camions et bétonnières roulent bruyamment par dizaines vers la baie Aïaks, site de la future Université fédérale d'Extrême-Orient, qui réunira deux institutions existantes de Vladivostok.

Ce complexe universitaire comprendra 22 des 54 constructions prévues pour le sommet. Aussi dans les plans: un centre des congrès, des hôtels, une piste d'atterrissage pour hélicoptères, un aquarium et bien d'autres.

Travailleurs exploités

Les quelque 2000 travailleurs de l'île - ils seront près de 4000 en mars - sont toutefois loin de goûter à la sécurité et au confort auxquels auront droit les leaders de l'Asie-Pacifique durant leurs trois jours de discussion.

Plusieurs ouvriers se promènent sans casque sur les chantiers de construction. Les baraques dans lesquelles ils habitent n'ont pas d'eau chaude.

Mais ce qui enrage avant tout Micha, ce sont les arriérés de salaire. Originaire du Kirghizistan, l'homme dans la trentaine avancée travaille depuis 12 ans sur des chantiers de construction en Russie. Il partage ainsi le sort de centaines de milliers de ressortissants des pauvres républiques ex-soviétiques d'Asie centrale.

Jusqu'ici, il avait eu plus de chance que d'autres. Aucun de ses patrons ne l'avait jamais escroqué. Mais cette fois, il croit être tombé dans le panneau. En trois mois dans l'île Roussky, il n'a reçu qu'un maigre salaire de 1500 roubles (53$). On lui en avait promis 25 000 (880$) par mois. «On nous nourrit de lendemains. Chaque fois que nous demandons quand ils nous payeront, ils répondent: «Demain!»» grogne Micha, rencontré par hasard à la sortie d'un petit dépanneur. Le Kirghize indique qu'ils sont une cinquantaine dans son équipe de travail dans la même situation que lui.

Plus loin, sur une route poussiéreuse, Babour, Ouzbek d'à peine 20 ans, raconte une histoire similaire. Un premier salaire complet lui a bien été versé pour sa première quinzaine de travail, mais ensuite, les paiements n'ont été que partiels.

De plus, lorsqu'il se rend à Vladivostok pour envoyer de l'argent à sa famille, il est constamment contrôlé par les policiers. Faute d'être en règle, il doit verser des pots-de-vin. «Parfois c'est 200 roubles, parfois 100, ça dépend. Et si tu n'as pas d'argent, alors tu ne donnes rien. Ils te fouillent et tu peux partir.»

Développement à tout prix

Qu'ils soient pour ou contre le programme fédéral «Développement de Vladivostok en tant que centre international de coopération de l'Asie-Pacifique» qui transforme leur île, les habitants de Roussky ne peuvent y être indifférents.

Quelques jours après notre visite, Nina Ivanovna allait quitter son appartement après y avoir habité 33 ans. Les démarches des insulaires expropriés pour obtenir juste compensation ont été fastidieuses, mais ils ont finalement réussi à s'entendre avec les autorités, explique la retraitée, qui déménagera dans un autre village de l'île. La majorité des expropriés a plutôt choisi l'exil vers la ville.

Malgré tous ces chambardements et le bruit quotidien, Nina voit d'un oeil «positif» les constructions. D'autant plus que ses deux fils ont pu trouver du travail sur les chantiers. «C'est bien sûr un peu dommage qu'ils coupent autant d'arbres. Mais l'Extrême-Orient doit se développer», plaide cette veuve de militaire à propos de sa région, longtemps délaissée par Moscou.