Soeur Emmanuelle, religieuse catholique franco-belge décédée lundi à l'âge de 99 ans, avait gagné les coeurs par sa liberté de ton et ses révoltes en faveur des plus pauvres, des chiffonniers du Caire aux sans-logis français.

Les Français gardent le souvenir des nombreuses apparitions à la télévision de cette petite femme, portant un voile blanc, tassée par l'âge mais le regard toujours malicieux derrière ses grosses lunettes.A la rencontre des puissants et dans les médias, elle aura sans relâche oeuvré pour recueillir des fonds et faire construire des logements en dur, des salles de classes, des dispensaires...

Dans un récent livre d'entretiens («J'ai cent ans et je voudrais vous dire»), l'icône de la lutte contre la pauvreté, retirée dans une maison de retraite de sa congrégation à Callian (sud de la France), démontrait qu'elle n'avait rien perdu de sa vivacité et de sa liberté de ton.

La religieuse, qui devait célébrer son centième anniversaire le 16 novembre prochain, disait ainsi qu'elle n'était pas «une sainte», se décrivait comme «vindicative», «coléreuse» et «un peu féministe». Elle se déclarait une nouvelle fois «pour le mariage des prêtres à 100%», soulignait les vertus de la pilule, dénonçait un monde «triste» car «axé sur le matériel» et révélait avoir été «amoureuse» d'un homme à qui elle a préféré «l'Absolu».

A sa naissance le 16 novembre 1908 à Bruxelles dans un foyer aisé franco-belge, rien ne prédestinait Madeleine Cinquin à devenir selon ses propres termes «une rebelle», un alter ego féminin de l'Abbé Pierre, «ami» et «maître à penser».

Une première fêlure intervient lorsque la fillette a six ans, à l'aube de la Première guerre mondiale: elle assiste à la noyade de son père en mer du Nord et éprouvera à partir de cet instant au fond du coeur «comme un appel de l'enfance malheureuse».

Dans sa jeunesse, l'héritière d'une usine de dentelle de Calais (nord) ne résiste pourtant pas au tourbillon des Années Folles, s'amuse, danse, sort beaucoup de Bruxelles à Paris.

Mais à 23 ans, le 10 mai 1931, la jeune bourgeoise renonce à cette vie confortable et prononce ses voeux de religieuse dans la congrégation Notre-Dame de Sion.

Sous le nom d'Emmanuelle (Dieu est avec nous), elle part comme professeur de lettres en Turquie, où elle éprouve «une période de doute» lorsqu'elle est confrontée à de brillants intellectuels juifs et musulmans.

La jeune religieuse surmonte sa «peur d'avoir bâti sa vie sur une illusion» grâce à Pascal, garde un profond respect pour le judaïsme et l'islam et se console d'enseigner dans une école de privilégiés en emmenant les jeunes filles de la bourgeoisie turque participer à des enquêtes sociales dans les quartiers pauvres.

Sa carrière d'enseignante se poursuit en Tunisie, puis en Egypte, pays pour lequel elle a un «coup de foudre».

En 1971, à 62 ans, Soeur Emmanuelle obtient enfin le feu vert de sa congrégation pour accomplir son voeu le plus cher, aller vivre parmi les plus pauvres: elle s'installe dans une cabane du bidonville d'Ezbet El-Nakhl, où vivent des chiffonniers du Caire.

Relayée par son association «laïque et apolitique», Asmae, créée en 1980, elle s'investit également au Soudan, au Sénégal, en Haïti, au Burkina Faso ou au Brésil.

Rappelée en 1993, à 85 ans, par sa congrégation alors qu'elle aurait voulu mourir au Caire, elle obéit mais continue à donner de la voix pour défendre l'aide aux pays pauvres et aux sans logis.

Cette centenaire atypique, qui se déplaçait désormais en fauteuil roulant, attendait la mort comme des «retrouvailles entre un enfant et son père», avouant en revanche avoir «peur de la souffrance» et espérant partir vers Dieu «comme une fusée».