(New York) « Un excellent choix pour rendre ce putain de [journal] plus pertinent et lisible. »

La semaine dernière, Steve Bannon, allié sulfureux de Donald Trump, a offert cette opinion cassante au journal britannique The Guardian en parlant de l’une des embauches récentes du Washington Post.

Voilà qui a dû faire frémir plusieurs journalistes au sein de ce prestigieux quotidien, qui traverse une grave crise de confiance en raison même de l’homme responsable de cette embauche.

Cette crise de confiance ne concerne pas seulement le Post, fleuron de la presse américaine. Elle découle de problèmes journalistiques et financiers qui touchent l’ensemble de l’industrie. Et elle reflète un phénomène étonnant : l’invasion de journalistes britanniques à la tête des grands médias américains.

L’homme au cœur de cette crise s’appelle Will Lewis. En novembre dernier, le propriétaire du Washington Post, le milliardaire Jeff Bezos, a nommé PDG de son journal ce gestionnaire de 55 ans qui avait dirigé auparavant le Daily Telegraph, quotidien britannique, et le Wall Street Journal, joyau américain de l’empire médiatique de Rupert Murdoch.

PHOTO MATT MCCLAIN, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Le nouveau PDG du Washington Post, Will Lewis

Son fait d’armes journalistique, en tant que rédacteur en chef du Telegraph, lui aurait valu d’être critiqué ou limogé aux États-Unis : en 2009, son journal a payé une source 150 000 $ – une faute éthique au sein de la presse américaine – pour acquérir des documents dont la publication a révélé un scandale authentique, celui des notes de frais des députés britanniques, et mené à la démission de six ministres et du président de la Chambre des communes.

Son nom s’ajoute à une liste grandissante de Britanniques nommés à la direction d’entreprises médiatiques américaines. Figurent parmi ceux-ci Mark Thompson, passé du New York Times à CNN, Hugh Dougherty, fraîchement recruté par le site Daily Beast, et John Micklethwait, embauché par Bloomberg News.

Des mesures « décisives et urgentes » qui soulèvent des doutes

« C’est un curieux phénomène », a confié Margaret Sullivan, ancienne médiatrice du New York Times et ex-chroniqueuse média au Washington Post, qui y voit un désir de changer le « métabolisme » de ces médias par l’entremise de dirigeants agressifs « qui ne sont pas empêtrés dans de vieilles pratiques ».

« Se tourner vers Fleet Street, et dans de nombreux cas vers des personnes qui ont travaillé dans le groupe Murdoch, ne serait pas mon premier choix, car je pense que Murdoch a fait beaucoup de mal dans le monde », a-t-elle ajouté en citant notamment le rôle de Fox News dans la propagation de « mensonges » qui ont nui à la démocratie américaine.

Chose certaine, Will Lewis a hérité d’une mission difficile. Le Washington Post a perdu la moitié de son auditoire depuis 2020, phénomène attribuable en partie à l’éclipse politique de Donald Trump. Et ses pertes se sont chiffrées à 77 millions de dollars l’an dernier.

Or, le plan de relance du nouveau PDG est à l’origine de cette crise de confiance qui pourrait lui coûter son poste. Ce plan, Will Lewis l’a révélé au personnel du journal dimanche soir le 2 juin dans un courriel où il a annoncé de façon abrupte la démission de Sally Buzbee, rédactrice en chef depuis trois ans. Cette dernière, a-t-on appris par la suite, considérait comme une rétrogradation la nouvelle division, distincte de la rédaction, que voulait lui confier Will Lewis. Cette division sera consacrée au « journalisme de service et de réseaux sociaux ».

Dans son courriel, Will Lewis a précisé que Robert Winnett, un de ses anciens collègues du Daily Telegraph, « sera responsable de la supervision [des] principaux domaines de couverture, notamment la politique, les enquêtes, les affaires, la technologie, les sports et les reportages ».

Robert Winnett est ce même journaliste britannique qui compte Steve Bannon parmi ses admirateurs.

Le lendemain matin, Will Lewis a affronté une salle de rédaction sous le choc. Et il n’a pas mis les gants blancs pour justifier ses décisions, dont l’embauche de Matt Murray, un de ses anciens collègues du Wall Street Journal, pour remplacer Sally Buzbee.

« Nous perdons beaucoup d’argent, a-t-il dit en réponse à une question. Votre audience a diminué de moitié ces dernières années. Les gens ne lisent pas vos trucs. Je ne peux plus maquiller ça. J’ai donc décidé de prendre des mesures décisives et urgentes pour nous engager sur une voie différente, en recherchant les talents avec lesquels j’ai travaillé et qui sont les meilleurs des meilleurs. »

Fait qui a déplu à plusieurs journalistes : les meilleurs des meilleurs sont tous des hommes blancs.

« Manque de jugement »

Deux jours plus tard, Will Lewis s’est lui-même retrouvé sur la sellette. Le New York Times a révélé qu’il avait eu une confrontation avec Sally Buzbee dans les semaines qui ont précédé son départ. Le PDG aurait affirmé à la rédactrice en chef que la publication d’un article mentionnant son nom en lien avec l’affaire des écoutes du prince Harry relèverait d’un « manque de jugement ». L’article, qui a été publié, révélait que Will Lewis est accusé dans des documents judiciaires d’avoir contribué à camoufler les écoutes illégales perpétrées par des médias britanniques appartenant à Rupert Murdoch.

Will Lewis, qui nie ces accusations, aurait dû se récuser de cette affaire, selon Margaret Sullivan, qui est aujourd’hui chroniqueuse au Guardian et directrice du Centre Newmark d’éthique journalistique et de sécurité de l’Université Columbia.

« Les éditeurs se croient tout-puissants et ils aimeraient contrôler tous les aspects de l’entreprise, y compris la salle de rédaction », a déclaré celle qui a également été rédactrice en chef du Buffalo News.

Il est bien établi parmi les meilleurs organismes de presse qu’il est nécessaire de fixer des limites. Et en particulier lorsqu’un article implique la personne qui est le PDG ou l’éditeur.

Margaret Sullivan, ancienne chroniqueuse média au Washington Post

Le patron du Post a nié avoir employé les mots « manque de jugement » dans ses discussions avec Sally Buzbee. Mais il n’était pas au bout de ses peines. Jeudi dernier, le journaliste de NPR David Folkenflik a révélé que Will Lewis lui avait promis une entrevue exclusive s’il acceptait de ne pas écrire sur les allégations qui le visent en lien avec le scandale des écoutes électroniques. Il a refusé cette offre contraire à l’éthique journalistique.

La réaction de Will Lewis ? Il a accusé David Folkenflik d’être « un activiste, pas un journaliste ». Critiqué de toutes parts, il s’est excusé vendredi soir dans un message à ses troupes. Mais peut-il regagner leur confiance ?

« Je ne sais pas si la confiance de ceux qui sont dans la salle de rédaction va être regagnée rapidement, a répondu Margaret Sullivan. Car ces deux incidents, l’un avec Sally Buzbee et l’autre avec David Folkenflik de NPR, ne correspondent tout simplement pas à ce que cette salle de rédaction attend de son chef. »

N’en déplaise à Steve Bannon.