Lorsque la Ville de Flint a annoncé en septembre que 68 armes d’assaut recueillies dans le cadre d’un programme de rachat seraient incinérées, la municipalité du Michigan a invoqué sa politique visant à ne jamais revendre d’armes à feu.

« La violence armée continue de causer d’énormes souffrances et traumatismes », avait alors déclaré le maire Sheldon Neeley. « Je ne permettrai pas à notre municipalité de profiter de la douleur de notre collectivité en revendant des armes qui peuvent être retournées contre les habitants de Flint. »

Mais les armes de Flint n’ont pas été fondues. Elles ont été confiées à une entreprise privée qui engrange des millions de dollars en détruisant une seule pièce de chaque arme et en vendant le reste sous la forme d’ensembles de pièces. Les acheteurs en ligne peuvent ensuite facilement remplacer le morceau manquant et reconstituer l’arme.

Des centaines de villes se sont ainsi tournées vers une industrie en plein essor qui propose de détruire les armes confisquées ou remplacées par les services de police.

Ces municipalités alimentent en fait un marché secondaire de l’armement, où des armes censées être détruites sont recyclées par des civils, souvent sans vérification des antécédents. Voilà ce que démontrent des entrevues réalisées par le New York Times, ainsi qu’un examen des contrats de destruction d’armes, des dossiers de brevet et des listes en ligne de pièces détachées.

« Horrifié »

Des fonctionnaires et défenseurs de la sécurité des armes à feu ont déclaré qu’ils ne soupçonnaient l’existence de ce phénomène. Le révérend Chris Yaw, dont l’église épiscopale située à la périphérie de Detroit a parrainé des rachats d’armes avec des responsables locaux, affirme en entrevue qu’il avait été « horrifié et consterné » lorsqu’un journaliste lui a expliqué le fonctionnement de ce processus.

PHOTO EMILY ELCONIN, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Le révérend Chris Yaw

Cela me fait dire que notre société est très bien organisée pour acheter et vendre des armes, mais qu’elle n’est pas très bien organisée pour s’en débarrasser.

Le révérend Chris Yaw

Cet examen de l’industrie de l’élimination des armes à feu révèle un aspect caché du rôle du gouvernement dans la promotion de la prolifération des armes à feu et d’une culture de l’armement qui divise le pays.

Le secteur s’appuie sur des contrats avec des organismes publics subventionnés par l’argent des contribuables et les dons de bienfaisance qui financent les programmes communautaires de rachats. Les pouvoirs publics pourraient sans doute être considérés comme complices d’une tragédie – si une arme d’assaut recyclée provenant de Flint, par exemple, était ensuite utilisée dans une fusillade meurtrière. Mais il serait difficile de le savoir, car les pièces d’armes à feu récupérées ne comportent généralement pas de numéro de série permettant de remonter jusqu’à la source.

Un marché lucratif

C’est une entreprise du Missouri, Gunbusters, qui a breveté un « pulvérisateur d’armes à feu », qui s’est chargée de traiter les armes de Flint. Cette société affirme avoir récupéré plus de 200 000 armes à feu au cours des 10 dernières années auprès d’environ 950 services de police dans tout le pays, de Baton Rouge (Louisiane) à St. Louis (Missouri) en passant par Hartford (Vermont).

PHOTO NEETA SATAM, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Pistolet introduit dans un « pulvérisateur d’armes à feu » de l’entreprise Gunbusters

Au moins une demi-douzaine d’autres entreprises effectuent un travail similaire. LSC Destruction (dans le Nevada) déclare avoir éliminé des armes pour les services de police de Minneapolis et de San Antonio, tandis que New England Ballistic Services (dans le Massachusetts) a travaillé avec Boston et des villes du Rhode Island.

Les sites de vente aux enchères d’armes à feu proposent des milliers de listes d’ensembles de pièces détachées et même d’armes à feu complètes proposées par des entreprises qui ont signé des contrats avec les services de police pour éliminer les armes à feu. Gunbusters et ses cinq licenciés au pays, par exemple, ont récemment enregistré une moyenne de plus de 90 000 $ par semaine pour les ventes en ligne combinées de centaines d’armes à feu démontées provenant de clients gouvernementaux.

Ce secteur peu connu mais rentable de l’économie des armes à feu existe bel et bien.

Pour pouvoir affirmer qu’une arme est détruite, les entreprises d’élimination écrasent ou découpent une seule pièce que la loi fédérale considère comme une arme à feu : la boîte de culasse ou la carcasse qui fixe les autres composants et contient le numéro de série requis. Les entreprises peuvent ensuite vendre les autres pièces sous forme d’ensembles : canon, gâchette, poignée, glissière, crosse, ressorts – essentiellement l’ensemble de l’arme, à l’exception de la pièce réglementée.

Les services de police et les entreprises d’élimination des déchets affirment qu’ils suivent les lignes directrices établies par le Bureau fédéral de l’alcool, du tabac, des armes à feu et des explosifs. Ces directives montrent des illustrations d’armes entières découpées en morceaux à l’aide d’un chalumeau à acétylène, mais elles précisent également qu’une « méthode acceptable » consiste à détruire uniquement la boîte de culasse ou la carcasse de l’arme.

Les entreprises, quant à elles, affirment que si les fonctionnaires veulent que l’arme soit détruite dans son intégralité, ils doivent payer pour cela.

« Nos services sont gratuits pour les forces de l’ordre », a déclaré Scott Reed, président de Gunbusters. « Si nous ne pouvons pas couvrir nos frais en vendant des pièces détachées, nous les facturons. »

Seuls 2 % environ des clients de Gunbusters paient pour que l’arme à feu soit entièrement détruite. Les agences fédérales, y compris le Service secret, en font partie.

M. Reed compare le recyclage des pièces détachées au « don d’organes », qui permet aux collectionneurs de réparer ou d’entretenir leurs armes à feu : « Les personnes les plus heureuses avec nous sont celles qui ont besoin de pièces pour des armes anciennes qui ne sont plus fabriquées. »

Armes à feu « fantômes »

Mais si les « kits » de pièces détachées ont des utilisations légitimes, ils pourraient également favoriser la propagation de ce que l’on appelle les armes à feu « fantômes ».

Everytown et le Giffords Law Center, un autre groupe national pour la régulation des armes à feu, disent tous deux ne pas s’être rendu compte que des armes à feu « détruites » étaient vendues de cette manière.

Dans leur marketing, les entreprises de destruction d’armes à feu mettent en avant leurs services gratuits, en omettant souvent les informations relatives à la vente de pièces, qui figurent dans les contrats écrits.

Les élus s’en remettent à leurs services de police – qui cherchent généralement à faire des économies – pour prendre les dispositions nécessaires, et ils donnent leur accord de manière superficielle, sans discussion ou presque. Lors d’entretiens, certains fonctionnaires ont reconnu qu’ils n’avaient pas compris le processus, mais qu’ils hésitaient à s’exprimer publiquement, car ils avaient fait des déclarations inexactes pendant des années au sujet des armes censées être détruites.

Flint, comme d’autres municipalités du Michigan, transfère ses armes à feu indésirables à la police d’État pour qu’elle les détruise. Ce que les autorités de Flint ne savaient pas, c’est que la police d’État du Michigan était le plus grand client de Gunbusters.

« La Ville ignorait que les armes n’étaient pas incinérées », ont déclaré les autorités de Flint lorsqu’un journaliste les a informées de la méthode de destruction de la société, ajoutant qu’elles chercheraient à clarifier l’accord d’élimination.

Un processus qui « doit changer »

Des membres du clergé et des policiers de Lansing, dans le Michigan, ont organisé en octobre une opération de rachat qui a permis de récolter plus de 100 armes qui allaient soi-disant être « fondues ».

En fait, elles ont été remises à la police de l’État, qui les a données à Gunbusters. Selon M. Reed, les centaines d’armes qu’il reçoit chaque mois du Michigan suivent le processus habituel : après démontage, seules les carcasses ou les armatures sont broyées, et les autres pièces sont vendues.

La police de l’État du Michigan n’a pas donné d’explication initiale lorsqu’on lui a demandé comment les armes étaient éliminées. Après avoir déclaré simplement qu’une meuleuse était utilisée pour « détruire les armes à feu », une porte-parole, Shanon Banner, a reconnu par la suite qu’il s’agissait en fait de la « destruction de la carcasse ou de la boîte de culasse ».

L’année dernière, l’église de Yaw à Southfield, près de Detroit, a installé un cimetière improvisé dont les bornes représentaient les morts dues à la violence armée dans la collectivité, dont 70 % étaient des suicides. Le rachat des armes à feu non désirées pourrait contribuer à réduire ce chiffre, mais les recycler dans la rue va à l’encontre du but.

« Le processus d’élimination doit changer, a affirmé M. Yaw. Et il y a suffisamment de personnes bien intentionnées ici qui ne vont pas se laisser faire. »

Cet article a été publié à l’origine dans le New York Times.

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