(New York) Avant de sauter dans l’avion qui le conduira à Austin, capitale du Texas, où il doit participer à une conférence sur un de ses sujets de prédilection – les documents classifiés –, Matthew Connelly confirme quelques données à peine croyables.

« Jusqu’en 2017, le gouvernement américain avait l’habitude d’estimer combien de fois des responsables classifiaient un document quelconque. À l’apogée, c’était plus de 90 millions de fois par an, soit trois fois par seconde », dit le professeur d’histoire à l’Université Columbia.

« Ils ont cessé d’essayer d’en faire le compte, ayant perdu confiance dans leur capacité à estimer ce que le nombre était », ajoute celui qui fera paraître le 14 février prochain The Declassification Engine, un livre sur ce que l’histoire nous apprend concernant les plus grands secrets des États-Unis.

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The Declassification Engine, de Matthew Connelly, paraîtra en librairie le 14 février.

Autre donnée stupéfiante : 1,3 million de personnes ont actuellement une habilitation de sécurité leur donnant accès à des documents classifiés portant la mention « top secret ». Ce nombre ne comprend pas les millions d’autres personnes qui ont accès à des documents classés « secrets » ou « confidentiels ».

« Est-il vrai que 1,3 million de personnes ont accès à des informations dont la divulgation porterait gravement atteinte à la sécurité nationale ? », demande Matthew Connelly. « Cela n’a tout simplement pas de sens. Et tout le monde le sait. Au sein du gouvernement, tout le monde vous dira que la surclassification est un problème. En fait, au Pentagone et à la CIA, les gens en parlent depuis 70 ans. »

Le professeur d’histoire a évoqué ce secret de Polichinelle jeudi dernier, au surlendemain de l’annonce de la découverte de documents classifiés dans la maison de l’ancien vice-président Mike Pence à Carmel, dans l’Indiana.

Comme Joe Biden, Mike Pence a retourné aux Archives nationales les documents retrouvés dans ses affaires. Et comme le président démocrate, il fera valoir que les dossiers classifiés ont abouti par inadvertance là où ils n’auraient pas dû être, excuse que Donald Trump ne peut plus utiliser.

Un contenu souvent déjà connu

Ce qui ne signifie pas que les quelque 300 documents classifiés avec lesquels l’ancien président républicain a quitté la Maison-Blanche contiennent des informations dont la divulgation mettrait en danger la sécurité nationale, selon Matthew Connelly.

Bien sûr, il est possible que certains de ces documents soient explosifs, qui sait ? Mais, dans l’ensemble, ces dossiers sont souvent des documents officiels sur des choses que les gens connaissent généralement.

Le professeur d’histoire à l’Université Columbia Matthew Connelly

Le professeur d’histoire donne en exemple le programme de drones américain. Au moment même où les médias (et des villageois du Pakistan) pouvaient témoigner des dommages « collatéraux » causés par les bombes larguées par ces engins, le gouvernement américain considérait encore tout document ou information sur le programme de la CIA comme étant « top secret ». Hillary Clinton s’était d’ailleurs fait taper sur les doigts après la découverte, parmi ses fameux courriels, d’échanges entre des responsables du département d’État sur le programme de drones.

Mais comment expliquer cette tendance à « surclassifier » les documents gouvernementaux que déplore Matthew Connelly ? Ce dernier avance plusieurs facteurs, dont le nombre de départements et d’agences autorisés à classifier des documents.

« Nous avons maintenant 18 agences de renseignement. Même la Force spatiale a sa propre agence de renseignement », dit-il en faisant allusion à la sixième branche des forces armées américaines créée par Donald Trump en 2019.

Psychologie humaine

Il y a aussi la psychologie humaine la plus fondamentale, qui pousse les responsables gouvernementaux à accorder plus de crédibilité ou d’importance aux informations classifiées.

Matthew Connelly explique le phénomène : « Les psychologues ont fait des études où ils tamponnent au hasard la mention “top secret” sur des documents. Et ce qu’ils ont découvert, c’est que même les personnes expérimentées ont tendance à accorder à ces documents une valeur plus élevée ou plus importante qu’aux autres documents. Psychologiquement, les gens pensent que les informations secrètes sont plus crédibles et plus importantes. »

Et puis, il y a le réflexe, tout aussi humain, de vouloir prévenir les coups. Car un employé peut être puni et perdre son habilitation de sécurité si on découvre qu’il n’a pas classifié un document qui s’avère sensible.

Bien sûr, la classification de certains documents « top secret » ne se discute pas. C’est notamment le cas des documents qui contiennent des informations identifiant des sources humaines ou décrivant des programmes clandestins (qui n’ont pas encore fait les manchettes des journaux, comme le programme de drones).

Ces documents « top secret » font souvent référence à des « programmes d’accès spécial », une désignation qui a pour conséquence de réduire le nombre de personnes pouvant y accéder. D’autres documents « top secret » sont accompagnés de la mention « information sensible compartimentée » (SCI).

Dans le cas des documents saisis par le FBI à Mar-a-Lago, 11 jeux portaient la mention SCI, ce qui signifie qu’ils ne devaient être consultés que dans des installations gouvernementales sécurisées. Le club privé à Palm Beach n’entrait pas dans cette catégorie d’installations, tant s’en faut.

Mais ces sigles et ces détails cachent l’essentiel, selon Matthew Connelly.

« Même s’il n’y avait pas de secrets importants dans ces dossiers, c’est quand même un délit grave, car en fait, ce qu’ils ont fait, et je parle surtout de Trump, c’est qu’ils ont pris des choses qui nous appartiennent à tous. C’est notre héritage. Cela doit être donné aux Archives nationales pour être préservé pour l’histoire. En tant qu’historien, cela me dérange, et je pense que c’est sur cela que nous devrions nous concentrer davantage. »