(New York) Le 26 janvier 2022 : lors de son discours sur l’état de sa ville, le maire de Memphis, Jim Strickland, champion de la loi et de l’ordre, se félicite des résultats obtenus par une toute nouvelle unité de police.

« Depuis sa création en octobre dernier jusqu’au 23 janvier 2022, l’unité Scorpion a procédé à 566 arrestations, dont 390 pour des délits. Elle a saisi plus de 103 000 $ en espèces, 270 véhicules et 253 armes », énumère le premier maire blanc de Memphis en 24 ans (au moment de son élection à ce poste, en 2015).

Le 10 janvier 2023 : lors d’une conférence de presse, Jim Strickland vante de nouveau l’unité Scorpion, attribuant au travail de ses quelque 40 membres une légère baisse des homicides à Memphis, où ce type de crime a atteint un record en 2021.

Le même jour, Tyre Nichols rend l’âme à l’hôpital, quelque 72 heures après avoir été battu à coups de poing, de pied et de matraque par des membres de l’unité Scorpion.

Si Jim Strickland a lu le rapport initial de l’arrestation de l’Afro-Américain de 29 ans, il ne pouvait pas se douter que cinq policiers noirs de Memphis s’étaient comportés envers lui comme de véritables scorpions, ces prédateurs qui chassent la nuit et se nourrissent de leurs proies vivantes.

Le rapport de police fait état d’une tentative de contrôle routier « pour conduite dangereuse » vers 20 h 30, le 7 janvier 2023, et de la fuite à pied du conducteur, entre deux confrontations avec les policiers. Confrontations au sujet desquelles aucun détail n’est offert. Le document note cependant que le suspect, après avoir été maîtrisé, « s’est plaint d’avoir du mal à respirer, et une ambulance a été appelée sur les lieux. Le suspect a été transporté à l’hôpital St. Francis dans un état critique ».

À Memphis, l’assassinat de Tyre Nichols a suscité de vives réactions, ravivant notamment le souvenir d’Elton Hayes, un adolescent noir de 17 ans battu à mort par des policiers locaux, le 15 octobre 1971. La comparaison entre les deux meurtres illustre à la fois à quel point la police et la ville de Memphis ont changé, à certains égards, et à quel point elles sont toujours les mêmes, à d’autres égards. L’histoire s’applique sans doute à de nombreux autres services de police et villes d’Amérique du Nord.

PHOTO DAVID DEE DELGADO, REUTERS

Les manifestations se sont poursuivies dimanche à Memphis.

Dans le cas d’Elton Hayes, le rapport de police indiquait qu’il avait subi des blessures mortelles lors de l’accident de la camionnette de type pick-up dans laquelle il fuyait avec deux autres adolescents noirs. Hayes est mort à l’hôpital, près de huit heures après l’accident.

Une autopsie préliminaire – et une semaine d’émeutes à Memphis – a cependant mené le procureur général du comté de Shelby, Philip Canale, à inculper neuf policiers – tous blancs à une exception près – pour meurtre et tentative de meurtre. Ces représentants de l’ordre étaient accusés d’avoir matraqué à mort Elton Hayes et d’être venus près de réserver le même sort à ses compagnons, âgés de 15 et 14 ans.

En décembre 1973, quatre policiers ont eu leur procès pour le meurtre d’Elton Hayes. Ils ont été acquittés par un jury composé entièrement d’hommes blancs après trois heures et demie de délibérations.

Double choc

Près de 50 ans plus tard, le premier choc des citoyens de Memphis, dont la majorité sont des Noirs, a été de découvrir que les cinq policiers inculpés pour le meurtre de Tyre Nichols sont eux-mêmes des Noirs. Le deuxième choc est venu lors du visionnement des vidéos montrant l’horrible passage à tabac infligé au « suspect », qui n’offre aucune résistance.

Le choc est d’autant plus grand que la torture de Tyre Nichols survient après une grande remise en question du travail policier qui a suivi le meurtre de George Floyd à Minneapolis, en mai 2020. À Memphis, le maire Strickland a mis sur pied un comité consultatif qui a pondu un rapport intitulé Reimagining Policing (Réimaginer la police).

Le service de police a mis en place certaines recommandations du comité, y compris l’interdiction des prises d’étranglement et la formation aux techniques de désescalade. Le « devoir d’intervenir » est également devenu une politique du service.

« Tout membre qui observe directement un autre membre se livrant à un comportement dangereux ou criminel ou à des abus sur un sujet doit prendre des mesures raisonnables pour intervenir », peut-on lire sur le site de la Ville de Memphis consacré aux réformes policières adoptées depuis la mort de George Floyd.

Les membres de l’unité Scorpion avaient-ils des raisons de croire que ces réformes ne s’appliquaient pas à eux ?

Ils avaient pour mission de patrouiller dans les coins chauds de Memphis dans des voitures balisées, à l’affût de membres de gangs et de toute activité illégale.

Pour accomplir cette mission, ils misaient notamment sur les contrôles routiers, comme celui qui a mené à la mort de Tyre Nichols. On apprendra peut-être que ce contrôle routier n’était justifié par aucun motif valable.

Les cinq membres de l’unité Scorpion avaient-ils oublié le sens de ce nom, ou plutôt de ce sigle, qui était le suivant : Street Crimes Operation to Restore Peace in Our Neighborhoods ?

En annonçant le démantèlement de cette unité samedi, la cheffe de police de Memphis, Cerelyn Davis, a reconnu que l’unité avait perdu la crédibilité nécessaire pour poursuivre ses opérations visant à « ramener la paix dans nos quartiers ».

Et voilà la police de Memphis de retour à la case départ. Malgré ses efforts pour réimaginer son travail après l’assassinat de George Floyd, elle a continué à engendrer des prédateurs. Elle n’est sans doute pas la seule à en être encore là.

Mais des choses changent. Les bourreaux de Tyre Nichols ne seront pas jugés par un jury composé entièrement d’hommes blancs, contrairement à ceux d’Elton Hayes. Et ils devront se défendre contre des vidéos accablantes.