Une étude de la Rand Corporation signée par quatre autrices estime que la récente décision de la Cour suprême des États-Unis sur l’avortement pourrait avoir un effet négatif sur le recrutement de femmes dans l’armée – et, par ricochet, un impact sur la sécurité nationale. La Presse s’est entretenue avec l’une des signataires.

La récente décision de la Cour suprême des États-Unis voulant que la Constitution américaine ne confère pas le droit à l’avortement risque de freiner le recrutement des femmes dans les rangs et menacer la sécurité nationale.

C’est la conclusion à laquelle viennent quatre chercheuses de la Rand Corporation dans une analyse rendue publique en septembre.

Les signataires, Kyleanne M. Hunter, Sarah O. Meadows, Rebecca L. Collins et Isabelle Gonzalez, rappellent que depuis des années, les forces armées américaines font des efforts « délibérés » pour recruter des femmes. À l’heure actuelle, celles-ci forment 17,2 % des membres actifs et constituent le sous-groupe à la croissance la plus rapide au sein de l’institution.

Or, la décision de la Cour suprême (Dobbs c. Jackson) risque d’inverser le mouvement, disent-elles. De nombreuses soldates pourraient être incitées à quitter les rangs et plusieurs civiles pourraient renoncer à y faire leur entrée.

« Aucune décision d’une ampleur nationale comme celle-ci n’a un effet limité à un groupe de personnes. Dans notre cas, nous croyons que celle-ci aura un impact significatif sur le désir des femmes de rejoindre les rangs de l’armée », indique Kyleanne Hunter en entrevue avec La Presse.

PHOTO FOURNIE PAR LA RAND CORPORATION

Kyleanne Hunter, chercheuse de la Rand Corporation

Ce ne sera pas une bonne nouvelle pour l’armée, qui éprouve déjà des problèmes de recrutement. L’armée a ainsi confirmé avoir raté de 25 % ses objectifs de recrutement (45 000 au lieu de 60 000 recrues) pour l’année fiscale se terminant le 30 septembre 2022, selon un reportage de l’Associated Press.

Lisez notre dossier sur les difficultés de recrutement dans l’armée américaine

États conservateurs

Publiée le 24 juin 2022, la décision dans la cause Dobbs c. Jackson casse le jugement Roe c. Wade de 1973. Dans la foulée, plusieurs États conservateurs ont manifesté l’intention d’interdire l’avortement ou d’en restreindre les balises.

Mais c’est souvent dans des États conservateurs (Texas, Floride, Oklahoma, Caroline du Sud) que se trouvent les plus importantes bases militaires. L’étude de la Rand Corporation estime que 40 % des soldates n’auront bientôt pratiquement plus accès à l’avortement dans l’État où elles sont en service.

Par conséquent, les femmes, militaires ou civiles, travaillant au sein de l’armée devront s’absenter et se rendre dans des États où l’avortement est permis pour une interruption de grossesse. Cela aura pour effet que ces femmes devront s’absenter plus longtemps et dépenser plus d’argent pour se faire avorter, continue le rapport.

Par ailleurs, si le jugement Dobbs est respecté, toutes les grossesses non désirées ne vont pas se terminer par un avortement. Des femmes vont garder leur enfant… et les risques qu’elles quittent les rangs vont augmenter.

Kyleanne Hunter, chercheuse de la Rand Corporation

Le rapport ne propose pas de chiffres exacts quant au nombre d’avortements dans l’armée. En se basant sur un recensement interne sur la santé des femmes réalisé en 2020, on estime que le nombre annuel d’avortements chez les soldates américaines oscille entre 2573 et 4136. Chez les employées civiles, ce taux serait d’entre 2500 et 3300 par année.

Institution fédérale, l’armée pourrait aussi voir ses règles internes mises à l’épreuve devant celles des États les plus restrictifs. « Dans les hôpitaux militaires, les avortements sont autorisés en cas de viol, d’inceste ou si la santé de la mère est en danger, dit Mme Hunter. Mais comment cela va s’appliquer dans un État où il n’y a pas d’exceptions ? »

Le 29 juillet, un sous-secrétaire du département de la Défense, Gil Cisneros, a déclaré devant le comité de la Chambre des représentants sur les Forces armées que la décision Dobbs c. Jackson ne changeait rien aux services actuels.

Meilleurs dossiers

Pourquoi le recrutement des femmes est-il si important dans l’armée des États-Unis ? Parce qu’elles sont plus aptes à répondre aux critères minimaux d’admission, répond Kyleanne Hunter.

« Les femmes ont un taux de diplomation de l’école secondaire plus élevé. Elles sont moins obèses que les hommes. Elles ont moins d’enjeux sur les questions judiciaires (casiers judiciaires, usage de drogue, etc.), dit-elle. Lorsqu’on prend en considération ces éléments [critères de sélection], les femmes sont plus aptes à rejoindre les rangs de l’armée. Elles forment entre 52 et 60 % des gens répondant aux critères minimaux. »

Dans les rangs, les femmes occupent des « places significatives dans les emplois relatifs aux services de santé, équipements électriques et mécaniques et appui fonctionnel tels les services de la paie et de l’approvisionnement », insiste le rapport.

« Les questions de santé sont au cœur de cette affaire, conclut Mme Hunter. Si vous avez une armée en mauvaise santé ou en mauvaise préparation physique, vous n’aurez pas les résultats attendus sur le terrain. »

Forces armées canadiennes : l’avortement accessible sans autre formalité

Qu’en est-il de la question de l’avortement dans les Forces armées canadiennes (FAC) ? Elle est en conformité avec ce que prévoit la loi canadienne. L’avortement est donc accessible sans autre formalité. Les FAC ont leur propre service de santé (SSFC), mais peuvent faire appel à des services de santé extérieurs si ceux qui sont requis ne sont pas offerts à l’intérieur de l’institution. C’est aussi le cas avec l’avortement. « Selon le type d’avortement, les soins peuvent être fournis par les SSFC ou par une clinique externe pour s’assurer que les membres reçoivent les soins les plus appropriés, nous a-t-on indiqué. Les avortements médicaux peuvent être fournis par les FAC mais également par l’entremise de cliniques spécialisées. Quant aux avortements chirurgicaux, ils se font en cliniques spécialisées. »

André Duchesne, La Presse

En savoir plus
  • 91
    Nombre d’avortements pratiqués dans des hôpitaux militaires américains entre 2016 et 2021
    Source : USA Today, 28 juin 2022, d’après un document du Pentagone