Lancée sous Donald Trump, la politique « Zero Tolerance » avait pour but de décourager l’immigration illégale en séparant les familles. Mais mise en œuvre avec peu de préparation, elle a eu des répercussions humanitaires incalculables. Un résultat anticipé par les dirigeants, affirme la journaliste Caitlin Dickerson dans une enquête du magazine The Atlantic. La Presse lui a parlé.

Aux portes de l’enfer

PHOTO SANDY HUFFAKER, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Des sans-papiers attendent leur audience de demande d’asile près de la frontière américaine à Tijuana, au Mexique, le 19 juin 2018.

Des enfants arrachés des bras de leurs parents et perdus dans les dédales de la bureaucratie. Un bébé livré comme un « colis Amazon ». Des travailleurs sociaux débordés. Des cris. Des larmes. Des coups. Le suicide d’un père anéanti.

Voilà les conséquences, documentées, de la politique « Zero Tolerance » adoptée sous Donald Trump. Visant à judiciariser les milliers de cas d’immigrants illégaux à la frontière avec le Mexique et à séparer les familles, cette politique kafkaïenne a explosé au visage des responsables avec des tribunaux embourbés, des centres de détention surpeuplés et des milliers de cas de réunions familiales qui ont mis des mois, voire des années, à être résolus.

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Caitlin Dickerson, journaliste au magazine The Atlantic

Choquant ? Sans doute. Et prévisible, dit Caitlin Dickerson, journaliste du magazine The Atlantic. À la suite d’une enquête de 18 mois (et qui fait 30 000 mots) et publiée sous le titre éloquent « We Need to Take Away Children », elle a conclu que les responsables de la politique savaient que celle-ci allait créer un chaos. Et ceci, après que l’administration Trump eut nié son existence… durant un an !

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Donald Trump, ancien président des États-Unis, en octobre 2018

Les voyants rouges se sont allumés à l’intérieur de la machine, dit-elle en entrevue à La Presse. « J’ai trouvé des documents des bureaux des droits civils et humains rattachés au département de la sécurité intérieure (DHS) et antérieurs à la mise en chantier de la politique, explique-t-elle. Les auteurs indiquent que si la séparation des familles se faisait à grande échelle, des enfants pourraient de devenir orphelins, que des familles risquaient de ne jamais se retrouver. »

IMAGE FOURNIE PAR THE ATLANTIC

Extrait de l’enquête « We Need to Take Away Children ». Cindy Madrid n’a retrouvé sa fille qu’après avoir reconnu sa voix dans un enregistrement publié par l’organisme sans but lucratif ProPublica, spécialisée en journalisme d’enquête, d’enfants séparés pleurant dans une installation gouvernementale.

Leçon de responsabilité

La question de l’immigration illégale à la frontière États-Unis–Mexique ne date pas d’hier. On estime que 10 millions d’illégaux vivent aux États-Unis. Dans le passé, les personnes arrêtées étaient expulsées. Mais après le 11-Septembre, la question a davantage préoccupé les autorités.

En 2005, sous George W. Bush, est lancée l’opération Streamline, premier chapitre de la judiciarisation des illégaux. En 2014, sous Barack Obama, Tom Homan, un fonctionnaire de l’agence chargée de la protection des frontières, propose de séparer les familles. Rejetée, la proposition reviendra en 2018 sous Trump.

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Migrants temporairement détenus par des agents frontaliers américains sous le pont international de Paso del Norte à El Paso, au Texas, en mars 2019

Des milliers de fonctionnaires sont concernés par son application, qui touche au moins trois départements. Alors que les parents sont pris en charge par le département de la Justice, les enfants sont sous la responsabilité des Services sociaux. Or, les canaux de communication entre les deux entités ressemblent à un jeu d’échelles et de serpents.

Si des fonctionnaires, à tous les échelons de l’administration, expriment leurs préoccupations, beaucoup d’autres gardent le silence de peur de voir leur carrière compromise. Là-dessus, Caitlin Dickerson estime que cela doit être étudié par les psychologues et les philosophes de la morale, dans les années à venir.

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Des migrants d’Amérique centrale arrivent à la gare routière de McAllen, au Texas, après avoir été libérés de la détention gouvernementale, en juin 2018.

« Il y a ici une grande leçon en termes de responsabilité personnelle », dit-elle.

Quand on travaille dans une structure où être en désaccord avec ses supérieurs n’est pas encouragé, l’histoire montre que dans ces environnements, des gens peuvent perdre de vue leurs propres valeurs, trouver facilement des excuses pour ne pas résister à des choses qu’ils croyaient mauvaises.

Caitlin Dickerson, journaliste au magazine The Atlantic

Terrain glissant pour Biden

Fellow en science politique à l’Institut Baker de politique publique à l’Université Rice de Houston, Mark P. Jones estime que les républicains avaient un « message très simple et très clair » avec « Zero Tolerance ». « Ils ont dit aux sans-papiers : “On ne veut pas de vous au pays et si vous venez, nous allons vous faire vivre l’enfer” », résume-t-il.

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Joe Biden, président des États-Unis

Selon lui, l’administration Biden, qui a annulé la politique, se retrouvera en terrain glissant si elle n’endigue pas le flux de migrants. Car le système, même sans briser les familles, n’est pas adéquat pour traiter un flot de demandes.

Il croit que cela pourrait avoir un impact sur les élections de mi-mandat dans les comtés au sud du Texas. « Ces comtés, où vivent beaucoup de Latinos établis de longue date, sont fortement démocrates, dit-il. Mais le chaos s’installe dans les rues quand les migrants s’installent, en attendant le traitement de leurs demandes. Et ça ne plaît pas. L’élection pourrait devenir un référendum sur la politique migratoire de Biden, notamment dans les comtés 15, 28 et 34 bordant la frontière. »

PHOTO SANDY HUFFAKER, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Une fillette et sa famille coincées à Tijuana, au Mexique, attendent leur audience de demande d’asile, en juin 2018.

Le chaos, la politique « Zero Tolerance » l’a aussi créé. À preuve, quatre ans après son application, entre 700 et 1000 familles d’immigrants illégaux ne sont toujours pas réunies, indique Caitlin Dickerson. La situation est encore pire pour quelque 150 enfants ; on n’a jamais retrouvé leurs parents.

Enfants séparés de leurs parents sous « Zero Tolerance »

Au 30 novembre 2017 : 868

Au 24 janvier 2018 : 1141

Au 7 mai 2018 : 1780

Au 18 juin 2018 : 4335

Au 1er août 2018 : 4371

Au 20 janvier 2021 : 5569

Tous les chiffres sont des minimums. Le 20 janvier 2021 constitue le dernier jour de Donald Trump à la présidence et celui de l’investiture de Joe Biden.

Source : The Atlantic d’après des documents gouvernementaux

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Nombre de « rencontres » avec des migrants, expulsés ou arrêtés par la patrouille frontalière, à la frontière États-Unis–Mexique en 2021

Sources : Pew Research Center et U. S. Border Patrol

La compagnie chargée du transport des enfants depuis la frontière a livré une petite fille comme un colis d’Amazon. L’enfant portait une couche souillée et la bouche encroûtée de mucus. Ils ont donné l’enfant avec un sac de couches, nous avons signé et tout était terminé.

Témoignage recueilli par Caitlin Dickerson, dans « We Need to Take Away Children »

« Remain in Mexico », l’autre politique controversée

PHOTO ELLIOT SPAGAT, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Des migrants à Tijuana, au Mexique, écoutent l’appel de noms d’une liste d’attente pour demander l’asile à un poste frontalier près de San Diego.

Moins d’un an après avoir officialisé « Zero Tolerance », l’administration Trump a adopté une autre politique migratoire très controversée. Les demandeurs d’asile se présentant à la frontière États-Unis–Mexique étaient forcés à rester dans ce dernier pays, au lieu d’être admis sur le territoire américain, en attendant de voir leur dossier être traité.

Officiellement nommée Migrant Protection Protocols (MPP), mais rapidement surnommée « Remain in Mexico », cette politique concerne spécifiquement les demandeurs d’asile qui se présentent de plein gré aux postes-frontières, alors que « Zero Tolerance » cible les immigrants illégaux.

Le résultat a été aussi marqué par des cas d’abus et de violence et contesté par les défenseurs des droits de la personne.

Annoncée par le département de la Sécurité intérieure (Department of Homeland Security ou DHS) le 20 décembre 2018, « Remain in Mexico » est entrée en vigueur le 25 janvier 2019. On estime qu’environ 70 000 personnes ont été concernées par cette politique durant le reste du mandat de Donald Trump.

Or, selon les organismes humanitaires et des avocats spécialisés en immigration, ces réfugiés en provenance de plusieurs pays risquaient de devenir des cibles faciles pour des personnes mal intentionnées du côté mexicain.

De fait, l’organisme Human Rights First a recensé 1544 cas de meurtres, viols, tortures, enlèvements et autres types d’agressions parmi ces réfugiés entre janvier 2019 et 2021.

Bataille juridique

À son arrivée au pouvoir, le 20 janvier 2021, Joe Biden a signé un décret mettant fin à cette politique, mais deux États, le Texas et le Missouri, ont contesté la décision. Ils ont gagné en première instance et en Cour d’appel. La politique a été restaurée de décembre 2021 à juin 2022, le temps que l’affaire soit entendue en Cour suprême. Durant cette période, de 6000 à 9000 personnes de plus, pour la majorité des Nicaraguayens, Cubains, Colombiens et Vénézuéliens en demande d’asile, ont été refoulées à la frontière.

PHOTO HERIKA MARTINEZ, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des migrants qui demandent l’asile en vertu des Migrant Protection Protocols, tentent de s’enregistrer à l’aide d’un téléphone portable pour entrer aux États-Unis, à Ciudad Juárez, au Mexique, en février 2021.

Le 30 juin 2022, la Cour suprême des États-Unis a statué, à cinq contre quatre, que l’actuel président n’avait pas violé la loi américaine sur l’immigration en annulant le décret « Remain in Mexico ». Le plus haut tribunal a estimé que la loi sur l’immigration conférait à l’exécutif un « pouvoir discrétionnaire » et non une obligation de parquer les demandeurs d’asile à l’extérieur des frontières.

« Les juges [de première instance] ont dépassé la limite de leurs compétences car le programme requiert une négociation avec le Mexique, indique en entrevue Mark P. Jones, fellow en science politique à la Baker Institute for Public Policy de l’Université Rice à Houston. Ça devient de la politique étrangère. En conséquence, un juge ne peut exiger d’un président qu’il fasse quelque chose de contraire aux buts de sa politique étrangère qui relève de son privilège. »

Le DHS a annoncé le 8 août qu’il mettait officiellement fin à cette politique et qu’elle serait abolie « de manière rapide et ordonnée ».

Avec l’Agence France-Presse

La politique migratoire américaine en quelques dates

PHOTO TAMIR KALIFA, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Migrants retenus par le Service des douanes et de la protection des frontières des États-Unis sous le pont international de Paso del Norte à El Paso, au Texas, en mars 2019

Printemps-été 2017

À El Paso, au Texas, des autorités liées à la protection de la frontière commencent à traduire des immigrants illégaux en justice, quitte à séparer les familles. L’initiative devient un projet pilote le 10 juillet. Très vite, des travailleurs sociaux notent des anomalies.

PHOTO TOMAS MUNITA, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Vue du mur marquant la frontière entre les États-Unis et le Mexique dans la banlieue de Nogales, en Arizona, en septembre 2016

21 décembre 2017

Sous la plume de Caitlin Dickerson et Ron Nixon, le New York Times publie une nouvelle à l’effet que l’administration Trump envisage de séparer les familles pour combattre l’immigration illégale.

PHOTO ERIC THAYER, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Jeff Sessions, ancien procureur général des États-Unis

6 avril 2018

Jeff Sessions, procureur général des États-Unis, signe un mémorandum dit « Zero Tolerance » contre les immigrants illégaux.

15 juin 2018

Le département de la Sécurité intérieure confirme la séparation de 2000 enfants de leurs parents dans la foulée des procédures judiciaires sous Zero Tolerance.

20 juin 2018

Face aux cas lourds de plus en plus documentés, le président Donald Trump signe un décret ordonnant que les membres des familles arrêtées restent ensemble.

17 janvier 2019

Un communiqué du Bureau de l’inspecteur général du département de la Santé et des Services sociaux indique que le nombre de séparations est bien plus élevé qu’annoncé.

PHOTO ERIC GAY, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Des demandeurs d’asile marchent dans l’enceinte d’un centre de détention pour immigrants à Dilley, au Texas, en août 2019.

27 février 2019

Un article du New York Times (signé Matthew Haag) cite un rapport affirmant que le gouvernement fédéral a reçu 4500 plaintes d’abus sexuels d’enfants de l’immigration détenus entre octobre 2014 et juillet 2018.

26 janvier 2021

Robert « Monty » Wilikinson, procureur général des États-Unis par intérim dans les premières semaines de l’administration Biden, met fin à « Zero Tolerance ».

André Duchesne, avec The Atlantic et Southern Poverty Law Center