(New York) Les républicains et les conservateurs ont ajouté un mot à leur répertoire d’insultes : « groomers ». Ils l’adressent aux démocrates, aux progressistes ou aux entreprises qui s’opposent à la loi de Floride dite « Don’t Say Gay » et aux autres mesures semblables proposées ou adoptées dans plusieurs autres États américains.

D’ordinaire, le terme s’applique aux pédophiles qui utilisent diverses stratégies pour manipuler leurs victimes potentielles. Dans le contexte actuel, il renvoie à de vieux stéréotypes sur l’homosexualité ou à des théories du complot plus récentes, dont celle du mouvement QAnon.

Mais quel est donc le lien entre le comportement des « groomers » et la loi de la Floride qui interdit l’enseignement dans les écoles publiques sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre, de la maternelle à la troisième année, « ou d’une manière qui ne soit pas adaptée à l’âge ou au développement des élèves » ?

Christina Pushaw, porte-parole du gouverneur républicain de la Floride, Ron De Santis, a donné une réponse controversée à cette question dans un tweet publié le 4 mars dernier : « Si vous êtes hostile à la loi anti-grooming, vous êtes probablement vous-même un groomer ou, à tout le moins, vous ne dénoncez pas le conditionnement des enfants de 4 à 8 ans. Le silence est complicité. »

Dans l’esprit de Pushaw, les enseignants se comporteraient donc en « groomers » en abordant avec leurs élèves les questions liées à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre. Et Joe Biden est le « groomer en chef » parce qu’il a dénoncé la loi de la Floride, selon l’animatrice de la chaîne OAN Chanel Rion.

Sa rivale de Fox News Laura Ingraham n’a évidemment pas manqué d’enfourcher ce cheval de bataille, qualifiant les écoles publiques de « centres de grooming » où sévit un « lavage de cerveau sexuel ».

La nouvelle campagne de Rufo

Rien de cela n’est fortuit. En août 2021, le militant conservateur Christopher Rufo encourageait déjà les abonnés de son fil Twitter à utiliser les termes « prédateurs politiques » et « grooming idéologique » dans leur rhétorique contre les enseignants « qui endoctrinent leurs élèves et traitent le système scolaire public comme un terrain de recrutement pour leurs idéologies privées ».

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE CHRISTOPHER RUFO

Christopher Rufo, militant conservateur

Rufo n’est pas le premier venu. Sa campagne controversée contre l’enseignement de la théorie critique de la race, concept galvaudé s’il en est un, a déjà connu un succès retentissant. Elle a incité des commissions scolaires à interdire des livres sur le racisme et des États à adopter des lois limitant les discussions sur les questions raciales dans les écoles.

Il s’attaque aujourd’hui aux discussions sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre dans les écoles. Et il se réjouit de la façon dont les partisans de la loi de Floride ciblent en particulier la société Walt Disney, qui s’était opposée à son adoption.

Les mots « Disney » et « groomers » font partie des tendances [Twitter] depuis trois semaines, générant des milliards d’impressions médiatiques négatives. La société a construit une marque familiale en l’espace de 100 ans – et elle est en train de partir en fumée.

Christopher Rufo, militant conservateur, dans un tweet le 20 avril dernier

Parfois, les républicains et les conservateurs remplacent ou accompagnent le mot « groomers » par « pédophiles ». C’est arrivé dans la foulée de l’examen de la candidature à la Cour suprême de la juge Ketanji Brown Jackson par la commission judiciaire du Sénat, le mois dernier. Plusieurs sénateurs républicains ont décontextualisé le bilan de la juge pour la dépeindre comme l’amie des pédophiles.

Le portrait était injurieux, mais il n’en fallait pas plus à la représentante républicaine de Géorgie Marjorie Taylor Greene pour accuser les trois sénateurs républicains ayant voté en faveur de la confirmation de la juge Jackson d’être « propédophiles ».

La commentatrice conservatrice Candace Owens a pour sa part écrit les mots « groomers d’enfants et pédophiles » dans un tweet appelant au boycottage de Disney.

PHOTO OCTAVIO JONES, ARCHIVES REUTERS

Manifestation contre la société Disney en avril dernier devant son parc d’Orlando, en Floride

Une allocution virale

Il serait tentant de mettre ce genre de déclarations sur le seul compte de figures extrémistes ou d’adeptes illuminés de QAnon. Ces derniers, faut-il le rappeler, disent vouloir sauver les enfants contre une cabale internationale de pédophiles et de trafiquants de mineurs.

Mais les mots « groomers » ou « pédophiles » se retrouvent aussi dans les propos ou les écrits d’aspirants républicains à la présidence, tels les sénateurs Josh Hawley et Ted Cruz, et de parlementaires qui sont appelés à voter sur des lois semblables à celle de la Floride.

On a eu un exemple du phénomène la semaine dernière au Michigan. Une sénatrice d’État républicaine a sollicité des fonds auprès de ses partisans en accusant une rivale démocrate de faire partie d’un groupe de « trolls progressistes sur les réseaux sociaux » qui sont « scandalisés de ne pas pouvoir enseigner, de ne pas pouvoir groomer et sexualiser les enfants à la maternelle ».

La sénatrice d’État démocrate Mallory McMorrow a répondu à sa rivale républicaine lors d’une allocution dans l’enceinte du Sénat du Michigan qui avait été vue plus de 14 millions de fois sur Twitter au moment d’écrire ces lignes.

« Je me suis assise un moment en me demandant : “Pourquoi moi ?” », a-t-elle d’abord dit en prétendant s’adresser à sa rivale. « Et puis, j’ai réalisé – je suis la plus grande menace pour ta stratégie creuse et haineuse. Tu ne peux pas prétendre que tu cibles les enfants marginalisés au nom des “droits parentaux” si un autre parent est là pour dire “non”. »

Le lendemain, à l’émission matinale de MSNBC, elle a ajouté : « La raison pour laquelle je voulais vraiment m’identifier est que ce moment va exiger que les mères blanches, chrétiennes et banlieusardes se lèvent, sortent de leur zone de confort et disent que ce n’est pas acceptable. »

On entendra sans doute encore parler de Christopher Rufo dans six mois. En sera-t-il de même pour Mallory McMorrow ?