Après des décennies de déclin, les syndicats vivront-ils un retour en grâce aux États-Unis dans la foulée de la pandémie de COVID-19 ? Témoignant d’un enthousiasme renouvelé à leur égard, des milliers d’employés de géants comme Starbucks et Amazon réclament ces jours-ci le droit de négocier collectivement leurs conditions de travail, une bataille ardue dans un environnement législatif donnant la main haute aux employeurs.

Les « partenaires » de Starbucks passent à l’offensive

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Michelle Eisen, barista au café Starbucks de l’avenue Elmwood, à Buffalo, premier de la chaîne à adhérer au syndicat Starbucks Workers United

Le géant Starbucks parle de ses employés comme de « partenaires ». Mais il se montre peu réceptif à l’idée qu’ils puissent se syndiquer pour faire entendre leurs revendications et négocier collectivement des conditions de travail plus avantageuses, accuse Will Westlake.

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Des employés de Starbucks de Buffalo manifestant à l’occasion de la fête du Travail

« Ce qu’on voit depuis quelques mois, c’est qu’ils ont tout fait pour tenter d’empêcher que même un seul de leurs cafés puisse se syndiquer », déplore cet Américain de 24 ans qui travaille comme barista de l’entreprise à Buffalo.

Lorsque l’information a commencé à circuler à l’automne que les employés de plusieurs cafés de Buffalo avaient lancé une campagne pour se syndiquer, l’entreprise a dépêché sur place des dizaines de gérants dans l’espoir, dit-il, d’endiguer le mouvement.

M. Westlake affirme qu’il s’est lui-même retrouvé, en novembre, dans une rencontre intimidante avec six cadres qui ont tenté de le convaincre de faire une croix sur son projet de syndicat, en suggérant qu’il avait beaucoup à perdre dans le processus.

« C’était choquant […] En voyant qu’ils étaient prêts à mobiliser six gérants pour parler avec une seule personne et lui lancer des menaces, je me suis demandé jusqu’où ils étaient prêts à aller », relève l’employé. Il s’était vu refuser au préalable l’accès à une rencontre générale, où la firme a plaidé avec le personnel de ne pas opter pour la syndicalisation.

Dans le cas du café où travaille M. Westlake, le plaidoyer a été entendu.

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Will Westlake, un employé de Starbucks à Buffalo qui soutient activement la campagne de syndicalisation en cours au sein de l’entreprise.

Les gens ont eu peur. On avait initialement l’appui de 85 % des employés, mais le vote final s’est soldé par une égalité et le syndicat a été refusé.

Will Westlake, barista d’un café Starbucks à Buffalo

Cette défaite fait cependant figure d’exception, note M. Westlake, puisque sept cafés – dont un la semaine dernière à Seattle – ont voté pour se syndiquer et se rattacher aux Starbucks Workers United. Les employés de près de 150 autres cafés, répartis dans près d’une trentaine d’États, ont annoncé par ailleurs leur désir de voter à ce sujet, témoignant d’un effet boule de neige.

M. Westlake, qui soutient cet effort collectif bénévolement, a prodigué récemment des conseils à distance à des employés de l’Oklahoma pour les aider à éviter les embûches.

Là comme ailleurs, dit-il, les employés veulent pouvoir se prononcer sur la manière dont le travail est organisé.

La pandémie a mis en relief des problèmes sur le plan de la protection sanitaire et entraîné, à plusieurs endroits, des surcharges de travail considérables.

La rémunération est aussi un enjeu, note M. Westlake, qui déplore le fait que des employés ayant une longue expérience bénéficient d’une faible hausse de salaire par rapport à ceux qui débutent dans l’entreprise.

Starbucks vient de ramener aux commandes de l’entreprise son ancien président-directeur général, Howard Schultz, qui défend l’idée que les syndicats sont inutiles en raison des liens étroits avec les employés.

« Son retour est une autre illustration de la guerre idéologique de Starbucks contre les syndicats », a accusé sur Twitter l’une des employées à l’origine du mouvement, Jaz Brisack, après que M. Schultz est venu à Buffalo pour parler aux employés.

Amazon, prise 2

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Manifestation à Los Angeles, le 22 mars, pour soutenir les efforts de syndicalisation des employés d’Amazon à Bessemer, en Alabama

L’affrontement en cours chez Starbucks, qui ne concerne pour l’heure qu’une fraction des 9000 cafés de l’entreprise, rappelle celui, très médiatisé, touchant le géant de la distribution Amazon.

Les 6100 employés d’un entrepôt de l’entreprise situé à Bessemer, en Alabama, avaient jusqu’au 25 mars pour voter sur leur syndicalisation et leur rattachement à la Retail, Wholesale and Departement Store Union (RWDSU). Les résultats doivent être comptabilisés à partir de lundi.

Un premier vote, tenu en 2021 à ce sujet, s’était soldé par une défaite pour les partisans de la syndicalisation. Mais le Comité national des relations de travail a ordonné sa reprise, après avoir conclu que la société avait injustement pesé sur le processus.

Le RWDSU a indiqué il y a quelques jours, dans un communiqué, qu’elle allait de nouveau porter plainte contre Amazon, l’accusant de renouveler ses efforts pour « éliminer le droit des employés à un vote libre et équitable ».

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Des militants affiliés au RWDSU manifestent aux abords de l’entrepôt d’Amazon à Bessemer pour soutenir les employés qui souhaitent se syndiquer, le 4 février.

Le syndicat reproche notamment à Amazon, qui compte plus de 700 000 employés aux États-Unis, d’avoir enlevé des dépliants syndicaux dans les aires de repos, de restreindre le temps de présence autorisé à l’entrepôt hors des heures de travail pour limiter le démarchage et de recourir à des rencontres obligatoires pour forcer les employés à écouter la « propagande antisyndicale » de l’entreprise.

La firme, qui nie avoir eu un comportement répréhensible, maintient que les employés peuvent choisir librement de se syndiquer ou non et que ses dirigeants sont heureux que l’équipe de Bessemer « puisse de nouveau faire entendre sa voix ». Un processus similaire est en cours dans des entrepôts situés à New York.

Rebecca Givan, spécialiste en relations de travail de l’Université Rutgers, pense que le vote à Bessemer a peu de chances de réussir « tant les dés sont pipés » en faveur de l’employeur.

Les lois en vigueur pour encadrer les relations de travail aux États-Unis sont dépassées et faciles à contourner, dit-elle, avec l’aide de firmes spécialisées dans ce type d’intervention (voir texte suivant).

Les militants syndicaux sont limités dans la campagne qu’ils peuvent faire à l’entrepôt et peinent à joindre les employés hors de leur contexte de travail pour les sensibiliser lorsqu’ils se comptent, comme dans le cas présent, par milliers.

Le haut roulement d’employés chez Amazon signifie par ailleurs qu’une fraction importante des gens qui devaient voter cette fois n’étaient pas encore embauchés en 2021, dit Mme Givan.

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Les employés de l’entrepôt d’Amazon à Bessemer, en Alabama, s’étaient une première fois prononcés sur la création d’un syndicat en 2021.

La situation chez Starbucks et Amazon montre que le processus de syndicalisation demeure ardu aux États-Unis, où 11 % seulement des employés bénéficient d’une telle représentation, un chiffre pratiquement inchangé en deux ans.

La démarche des employés n’en demeure pas moins révélatrice d’un engouement accru pour ce type d’organisation après des décennies de déclin, souligne Stephen Silvia, spécialiste en relations de travail de l’American University, à Washington.

« Est-ce que les cas très remarqués (de tentative de syndicalisation) qu’on voit actuellement peuvent mener à une vague de syndicalisation au pays ? C’est trop tôt pour le dire », relève l’analyste, qui dit avoir constaté par ailleurs une augmentation du nombre de conflits de travail dans des entreprises déjà syndiqués.

Dans un récent sondage du Pew Research Center, près de 60 % des Américains interrogés ont déclaré que la diminution du poids des syndicats survenu dans les décennies précédentes était « mauvaise pour les États-Unis ».

La pandémie, note M. Silvia, a convaincu de nombreux travailleurs du caractère essentiel de leur occupation, et des risques encourus, ce qui les motive à demander plus.

Beaucoup d’Américains insatisfaits de leurs conditions de travail ont décidé, par ailleurs, de se retirer du marché plus tôt que prévu, créant une rareté de la main-d’œuvre qui joue en faveur des travailleurs, souligne-t-il.

Enfin, beaucoup de jeunes (qui s’endettent lourdement pour leurs études, peinent à trouver un emploi à la hauteur de leurs compétences et se sentent exclus du marché immobilier faute de moyens) « ont l’impression d’être maltraités » par le système capitaliste et cherchent une façon de mieux s’organiser pour changer leur situation.

Si vous aimez une chose, vous êtes prêt à lutter pour la rendre meilleure. J’aime le café et j’aime Starbucks comme entreprise. Notre but est d’en faire un meilleur employeur.

Will Westlake

M. Westlake se dit bien conscient des difficultés posées par le cadre législatif existant.

« Une grosse part du processus a été d’apprendre à composer avec les lois et la situation injuste qu’elles créent. Nous sommes prêts à y faire face », relève l’employé, qui voit mal comment les dirigeants de Starbucks pourront s’entêter longtemps à opposer une fin de non-recevoir au mouvement de syndicalisation en cours.

PHOTO JOSHUA BESSEX, ASSOCIATED PRESS

Des épinglettes à l’effigie du Syndicat Starbucks Workers United

« Ils ne doivent plus composer avec seulement un café syndiqué […] Plus ils retardent les choses, plus ils vont voir notre position se renforcer », prévient-il.

Des lois difficiles à réformer

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Manifestation en appui à la syndicalisation devant l’entrepôt d’Amazon à Bessemer, en Alabama, le 5 février

Bien que l’administration du président américain Joe Biden se dise fièrement « pro-syndicat », les chances d’assister à une réforme en profondeur des lois encadrant le marché du travail aux États-Unis restent plutôt minces.

Adam Seth Litwin, spécialiste des relations de travail de l’Université Cornell, note que les lois en question ont été rédigées dans le cadre du New Deal de Franklin D. Roosevelt. Elles ont été édulcorées dans les décennies suivantes et n’ont pas subi de révision en profondeur depuis une soixantaine d’années.

Bien que les syndicats aient eu leur mot à dire auprès des législateurs à cette lointaine époque, ils ont vu leur importance fondre au fil des décennies, le taux de syndicalisation passant d’un sommet de 35 % à la fin des années 1950 à 11 % aujourd’hui.

Le problème, note M. Litwin, est que « les entreprises ont radicalement changé leurs pratiques pour contourner les facteurs limitatifs dans les lois », rendant de facto très difficile tout effort de syndicalisation.

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE L’UNIVERSITÉ CORNELL

Adam Seth Litwin, spécialiste des relations de travail de l’Université Cornell

Ils utilisent notamment à cette fin des firmes spécialisées qui interviennent en menant des campagnes psychologiques sophistiquées auprès des employés pour les convaincre de voter non. Ainsi qu’une armée d’avocats susceptibles de tirer profit du moindre accroc au processus.

Même lorsqu’une nouvelle unité syndicale est créée, l’obtention d’un contrat de travail en bonne et due forme n’est pas automatique, les employeurs étirant souvent le processus dans l’espoir d’obtenir dans l’intermédiaire un vote effaçant le précédent, note M. Litwin.

« Les employeurs sont devenus progressivement de plus en plus efficaces pour combattre les syndicats […] Ils ont appris à abuser du système », confirme Stephen Silvia, de l’American University, à Washington.

Des réunions obligatoires où les employés sont contraints d’écouter la « propagande antisyndicale » sont courantes, tout comme l’installation, en milieu industriel, de téléviseurs diffusant un message de même nature.

Au Canada, de manière générale, et au Québec en particulier, il y a beaucoup plus de restrictions sur ce que les entreprises peuvent faire face à une campagne de syndicalisation.

Stephen Silvia, de l’American University, à Washington

Le PRO Act, projet de loi visant à protéger le « droit des travailleurs à s’organiser » en syndicat, ferait un grand pas pour rétablir un rapport de force raisonnable entre syndicats et employeurs, note M. Silvia.

Il aurait notamment pour effet d’augmenter considérablement les amendes infligées aux entreprises abusives et viendrait contrer des lois adoptées par certains États, qui permettent aux employés de profiter des conventions collectives sans avoir à verser de cotisations aux syndicats.

Le projet de loi, qui a été approuvé par la Chambre des représentants, à majorité démocrate, ne dispose pas d’appuis suffisants pour recevoir l’aval du Sénat, où il requiert 60 voix pour passer.

Du côté républicain, toute réforme visant à favoriser le droit des travailleurs « suscite une réaction viscérale de rejet », relève M. Litwin.

La frange la plus à droite du camp démocrate réagit dans la même veine, souligne le professeur, qui y voit tant le reflet de partis pris idéologiques d’élus privilégiés que l’influence de puissantes entreprises jouant un rôle clé dans le financement électoral.

C’est vraiment l’approche américaine typique. Les employeurs veulent s’assurer que les choses ne changent pas et que les employés n’ont pas voix au chapitre.

Rebecca Givan, de l’Université Rutgers

L’appui donné par l’administration Biden aux syndicats a une importance « symbolique » appréciable, mais ne vient pas changer fondamentalement le rapport de force, dit-elle.

M. Silvia note que le gouvernement tente malgré tout d’agir par diverses mesures, par exemple l’attribution de subventions additionnelles pour des véhicules construits par des employés syndiqués.

« Leur appui va au-delà de la rhétorique, mais ça reste difficile de changer fondamentalement les choses s’il s’avère impossible de contourner le blocage au Sénat », note-t-il.