(New York) À l’époque, l’impartialité de Clarence Thomas était déjà mise en cause. Mais, tout en défendant son intégrité, le juge ultraconservateur de la Cour suprême des États-Unis avait tenu à vanter la communauté d’esprit entre lui et sa femme, Virginia, militante et lobbyiste de nombreuses causes.

« Nous sommes sous le même joug, et nous aimons être ensemble parce que nous aimons les mêmes choses. Nous croyons aux mêmes choses », avait-il dit en 2011 à des juristes conservateurs lors d’une allocution confidentielle dont un enregistrement avait été refilé à un journaliste de Politico.

Ces jours-ci, Washington se demande jusqu’où va la communauté d’esprit entre les Thomas. Sans attendre la réponse à cette question derrière laquelle se profile peut-être un scandale, des juristes et des politiciens exhortent le juge de 73 ans à se récuser des causes concernant l’élection présidentielle de 2020 et ses conséquences.

« À la lumière de nouveaux reportages provenant de nombreux médias, la conduite du juge Thomas à la Cour suprême semble de plus en plus corrompue », a déclaré vendredi dernier le sénateur démocrate d’Oregon Ron Wyden.

Il faisait référence aux révélations des journalistes Bob Woodward et Robert Costa selon lesquelles Virginia Thomas a adressé 29 textos enflammés, voire disjonctés, à l’ex-chef de cabinet de la Maison-Blanche Mark Meadows, l’appelant à contribuer aux efforts pour invalider les résultats du scrutin du 3 novembre 2020.

Les textos sont d’autant plus remarquables qu’ils révèlent l’adhésion de Virginia Thomas aux théories du complot les plus folles concernant l’élection de 2020, y compris celles du mouvement QAnon.

Dans un texto daté du 5 novembre 2020, par exemple, elle cite à Mark Meadows un passage d’un texte lu sur un site d’extrême droite : « La famille criminelle de Biden et les co-conspirateurs de la fraude […] sont arrêtés et détenus pour fraude électorale en ce moment […] et vivront sur des barges de Guantánamo avant d’être jugés par des tribunaux militaires pour sédition. »

Elle ajoute : « J’espère que c’est vrai. »

Un conflit d’intérêts patent ?

Se peut-il que Virginia Thomas n’ait jamais parlé à son mari de ses démarches auprès de la Maison-Blanche pour faire invalider les résultats de l’élection présidentielle de 2020 ? Chose certaine, le ton de ses textos est celui d’une femme en proie à une peur ou à une haine viscérale à l’égard de « la gauche qui fait sombrer » son pays.

Il faut dire que Virginia Thomas n’a jamais été une conservatrice bon chic bon genre. Depuis des années, elle évolue dans les zones les plus radicales de la droite américaine, celle qui a vu en Barack Obama un agent du djihadisme, qui a dénoncé l’« État profond » dans le sillage de Steve Bannon et qui a vu l’élection de Joe Biden comme un vol pur et simple.

Virginia Thomas a évidemment droit à ses opinions, même les plus contestables. Mais elle est également liée à une multitude d’organisations et d’individus dont les causes sont débattues devant la Cour suprême, de l’immigration aux armes à feu en passant par les programmes de discrimination positive. Des causes auxquelles elle croit, en plus d’en tirer parfois des avantages financiers.

En janvier dernier, l’hebdomadaire The New Yorker a notamment révélé que le cabinet de lobbyisme de Virginia Thomas, Liberty Consulting, avait été payé 200 000 $ en 2017 et 2018 par un groupe de pression qui a présenté un mémoire à la Cour suprême pour défendre le décret migratoire controversé de Donald Trump. Décret qui a été validé, par cinq voix contre quatre. Clarence Thomas a fait partie de cette courte majorité.

Ne s’agissait-il pas d’un conflit d’intérêts patent qui aurait dû inciter le juge à se récuser ? Selon la loi fédérale, « tout juge, magistrat ou juge d’instance des États-Unis doit se récuser de toute cause dans laquelle son impartialité pourrait raisonnablement être mise en doute ».

« Mon meilleur ami »

Or, il revient aux juges de la Cour suprême de décider eux-mêmes si une cause donnée nécessite qu’ils se récusent. Confirmé à son poste en 1991 malgré les allégations de harcèlement sexuel d’une ex-collègue, Anita Hill, Clarence Thomas n’a jugé bon de le faire qu’une seule fois.

PHOTO ROBERT FRANKLIN, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Clarence Thomas siège à la Cour suprême depuis 1991.

La cause, débattue dans les années 1990, impliquait l’Institut militaire de Virginie, où son fils Jamal étudiait à l’époque.

Le juge Thomas n’a donc jamais senti le besoin de se récuser des autres causes où il se trouvait en situation de conflit d’intérêts réel, apparent ou potentiel, y compris celles concernant l’élection présidentielle de 2020 et ses conséquences.

Le tout, même si sa femme a fait partie d’un groupe qui a contribué à l’avancement du mouvement « Stop the Steal » et joué un rôle de médiatrice entre les organisateurs du rassemblement du 6 janvier 2021 qui a précédé l’assaut du Capitole.

Dans une des causes, Clarence Thomas a été le seul des neuf juges de la Cour suprême à donner raison à Donald Trump. Ce dernier voulait empêcher le transfert d’archives présidentielles à la commission du Congrès chargée d’enquêter sur le 6-Janvier. Des messages de sa femme se trouvent-ils parmi ces archives ? On l’ignore pour le moment.

Les 29 textos dévoilés par les médias la semaine dernière faisaient partie des documents remis par Mark Meadows à la commission du 6-Janvier avant qu’il ne mette fin à sa collaboration avec elle.

Aucun des messages ne mentionne le nom de Clarence Thomas. Mais l’un d’eux suscite un intérêt particulier. Daté du 24 novembre 2020, il constitue la réponse de Virginia Thomas à un texto de Mark Meadows qui l’assure que « le mal semble toujours le vainqueur jusqu’à ce que le Roi des Rois triomphe » :

« Merci ! J’avais besoin de ça ! Ceci plus une conversation avec mon meilleur ami à l’instant… Je vais essayer de continuer à m’accrocher. L’Amérique en vaut la peine ! »

Clarence Thomas pourrait bien être ce « meilleur ami ». Croit-il encore aux mêmes choses que sa femme, comme il le disait en 2011 ? Si c’est le cas en ce qui a trait à l’élection présidentielle de 2020, son refus de se récuser des causes liées à ce scrutin pourrait être considéré comme un scandale.