(New York) Le 15 janvier dernier, premier jour de son mandat à titre de gouverneur de la Virginie, Glenn Youngkin a rempli une de ses plus importantes promesses électorales en interdisant par décret l’enseignement de la théorie critique de la race dans les écoles publiques de son État.

Le président d’un groupe de parlementaires afro-américains de Virginie l’a aussitôt accusé d’avoir déclaré « la guerre contre l’histoire des Noirs ». Le financier républicain devenu politicien s’en est défendu, insistant sur l’importance de ne pas enseigner aux enfants de « tout voir à travers le prisme de la race ».

« Oui, nous allons enseigner toute l’histoire, la bonne et la mauvaise, parce que nous ne pouvons pas savoir où nous allons si nous ne savons pas d’où nous venons », a dit le nouveau gouverneur sur Fox News le lendemain de son investiture. « Mais enseigner à nos enfants qu’un groupe est avantagé et l’autre désavantagé simplement en raison de la couleur de sa peau va à l’encontre de tout ce que nous savons être vrai. »

PHOTO STEVE HELBER, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Glenn Youngkin lors de son investiture à titre de gouverneur de Virginie, le 15 janvier dernier

La théorie critique de la race, rappelons-le, fait référence à un concept universitaire vieux de plusieurs décennies selon lequel les inégalités raciales sont perpétuées par des forces structurelles plutôt que par des comportements individuels.

Elle n’est pas enseignée comme telle dans les écoles primaires et secondaires des États-Unis. Mais elle imprègne certaines initiatives adoptées par les entreprises et les écoles pour contrer le racisme et les préjugés, selon ses critiques, dont plusieurs n’hésitent pas à la dénaturer.

La Virginie fait donc désormais partie des 35 États américains ayant présenté des projets de loi ou d’autres mesures pour interdire l’enseignement de la théorie critique de la race ou restreindre la façon dont les enseignants peuvent traiter du racisme ou du sexisme, selon une analyse d’Education Week.

Quatorze de ces États ont imposé ces interdictions ou restrictions par la voie de lois ou d’autres moyens.

Au même moment, des élus et des parents conservateurs de plusieurs États mènent des campagnes destinées à bannir des bibliothèques scolaires des livres traitant de racisme ou de sexualité.

Des livres ciblés

Il s’agit de l’autre culture du bannissement, qui n’a rien à envier en intensité à celle que dénoncent les conservateurs américains. La question est de savoir si elle participe d’une volonté de contrer les excès du « wokisme » ou de fermer les yeux sur la réalité du racisme, du sexisme ou de la transphobie, entre autres.

La déclaration de Glenn Youngkin à Fox News n’est pas la seule à soulever des questions. En Floride, le gouverneur républicain Ron DeSantis a qualifié récemment de « merde » la théorie critique de la race, affirmant y voir un dérivé du marxisme. Il a donné son appui à un projet de loi censé combattre le concept. La mesure interdirait aux écoles publiques et aux entreprises privées de son État d’offrir des cours ou des formations susceptibles de mettre les gens mal à l’aise ou de les culpabiliser en raison de leur race, de leur sexe ou de leur origine nationale.

Des parents d’une commission scolaire du Tennessee ont démontré l’effet potentiel d’une telle loi en juin dernier. Ils ont contesté l’utilisation en classe de l’autobiographie de Ruby Bridges, l’une des premières enfants noires à intégrer une école blanche, en 1960, dans le Sud profond. Selon eux, le livre enfreint la nouvelle loi interdisant l’enseignement de la théorie critique de la race. Ils ont soutenu que la description faite par l’auteure de l’opposition des Blancs à la déségrégation raciale donnait l’impression que tous les Blancs étaient méchants et avaient opprimé les Noirs.

Cette contestation n’est pas un cas isolé. Selon l’Association des bibliothèques américaines, le nombre de tentatives pour bannir des livres dans les bibliothèques scolaires a augmenté de 67 % de septembre 2020 à septembre 2021.

Depuis septembre, des livres ont été retirés de bibliothèques scolaires dans au moins sept États à la suite de pressions exercées par des élus ou des parents.

Parmi les titres les plus souvent ciblés : The Bluest Eye, de Toni Morrison, All Boys Aren’t Blue, de George Johnson, Gender Queer, de Maia Kobabe, Lawn Boy, de Jonathan Evison, et Fun Home, d’Alison Bechdel.

Comment enseigner l’esclavage ?

Ces livres ont en commun de traiter de racisme ou de sexualité. La plupart d’entre eux font partie de la liste de 850 titres envoyée en octobre dernier par un parlementaire républicain du Texas aux responsables des commissions scolaires de son État. Ceux-ci devaient notamment révéler lesquels de ces livres se trouvaient dans leurs bibliothèques. Parmi les ouvrages de la liste : The Confessions of Nate Turner, de William Styron, The Handmaid’s Tale, de Margaret Atwood, et Between the World and Me, de Ta-Nehisi Coates.

Matt Krause, le parlementaire en question, disait s’intéresser aux livres susceptibles de générer « un sentiment de malaise, de culpabilité, d’angoisse ou toute autre forme de détresse psychologique en raison de la race ou du sexe [d’un élève] ».

Il s’agit du langage utilisé par tous les États qui ont adopté des lois inspirées par la campagne contre la théorie critique de la race.

La liste de Matt Krause n’est pas restée sans effet. Elle a notamment contribué à la décision de la commission scolaire de San Antonio de retirer 414 livres de ses bibliothèques pour permettre l’examen de leur contenu.

Et le combat contre la théorie critique de la race se poursuit ces jours-ci au Mississippi et en Indiana, entre autres. Lors d’une audition publique d’une commission sénatoriale à Indianapolis, Matt Bockenfeld, un professeur d’histoire, s’est demandé comment il pourrait aborder la question de l’esclavage sans susciter un sentiment de malaise, de culpabilité et même d’angoisse chez certains élèves.

« Comment puis-je dire à mes élèves qu’ils ne devraient pas être affligés de découvrir que la bibliothèque de Monticello, où [Thomas] Jefferson a commencé notre grande expérience de la démocratie, repose sur une fondation criblée des empreintes digitales des [esclaves] qui ont construit le bâtiment ? Ma crainte est que ce projet de loi nous fasse enseigner 250 ans d’esclavage et 90 ans de Jim Crow en laissant croire aux élèves que ces années ne disent rien de ce que nous sommes en tant que nation, que les millions d’âmes perdues dans cette barbarie n’étaient que des spectateurs regrettables dans notre marche vers la justice, que leurs vies étaient si insignifiantes qu’elles ne définissent en rien notre histoire. »