Un avocat américain se disant victime d’une vendetta judiciaire orchestrée par le géant pétrolier Chevron risque de se retrouver sous peu derrière les barreaux après avoir été assigné à résidence pendant deux ans dans le cadre d’une procédure jugée « abusive » par des experts des Nations unies.

« Ça fait plus de 800 jours que je suis confiné chez moi. J’ai déjà purgé préventivement plus de quatre fois la peine d’emprisonnement de six mois que l’on veut m’imposer. C’est un foutu scandale », a dit à La Presse Steven Donziger, qui est devenu une sorte de cause célèbre au sud de la frontière.

Des artistes de renom, des lauréats du prix Nobel ainsi qu’une kyrielle de juristes se sont portés à la défense du New-Yorkais en le dépeignant comme un héros ou un martyr, alors que Chevron le décrit comme un « criminel » motivé par l’appât du gain.

Confrontation

La confrontation a débuté dans les années 1990 après que M. Donziger se fut rendu en Équateur avec des collègues pour documenter les dommages causés par l’exploitation pétrolière menée par Texaco dans la région de Lago Agrio, dans le nord du pays.

Le directeur adjoint d’Amazon Watch, Paul Paz y Mino, qui soutient M. Donziger dans sa bataille, affirme que les cours d’eau environnants ont été contaminés, compromettant la santé de milliers de membres des collectivités autochtones locales.

En 2011, un juge équatorien a validé l’analyse et ordonné que Chevron, qui s’était porté acquéreur de Texaco, verse près de 10 milliards US en indemnités.

Le jugement a ensuite été soutenu jusqu’aux plus hauts échelons judiciaires du pays malgré les protestations du géant pétrolier, qui se disait victime d’une procédure viciée et corrompue.

La firme s’est adressée à un tribunal américain pour invalider la décision équatorienne et empêcher qu’elle puisse être évoquée pour justifier la saisie de biens de Chevron aux États-Unis. La requête alléguait notamment que M. Donziger – qui rejette catégoriquement l’accusation – et les autres plaignants avaient comploté pour « extorquer » de l’argent à Chevron.

Un juge fédéral, Lewis Kaplan, a conclu en 2014 qu’il y avait eu corruption et qu’un pot-de-vin de 500 000 $ avait été promis au juge équatorien au dossier pour qu’il valide une décision favorable aux réclamations des victimes alléguées.

Hostilité manifeste

Le juge américain a ensuite cité M. Donziger pour outrage au tribunal en 2019 en lui reprochant de ne pas avoir accepté de remettre son ordinateur personnel et ses mots de passe au tribunal pour garantir qu’il ne cachait pas de revenus obtenus « frauduleusement » dans le cadre de son travail sur la cause équatorienne.

En fait, ce qu’il me demandait aurait permis à Chevron d’accéder à tous mes contacts et mes échanges avec mes clients. Je me serais placé en position de faute éthique envers eux en obtempérant.

Steven Donziger

Le procureur général, relate M. Donziger, a refusé d’aller de l’avant avec les accusations d’outrage, poussant le juge Kaplan à désigner une firme d’avocats ayant eu Chevron parmi ses clients pour agir à titre de procureur privé dans le dossier tout en obtenant qu’une magistrate connue pour ses positions favorables à l’industrie, Loretta Preska, hérite de la cause.

Louis Raveson, professeur de droit à l’Université Rutgers, note que la désignation d’un procureur privé reste relativement rare et survient normalement dans des causes où un représentant de l’État est visé, par exemple pour un cas de violence policière. Il est essentiel dans un tel cas, dit-il, que le procureur choisi ne présente pas de conflit d’intérêts pour assurer que justice est rendue.

La juge Loretta Preska a assigné M. Donziger à domicile en août 2019, avec un bracelet électronique, en arguant qu’il risquait de fuir avant d’être jugé. Elle a finalement conclu il y a quelques semaines qu’il était nécessaire de l’emprisonner pour six mois, sans égard à sa détention préventive, en relevant que « seul un proverbial coup de deux par quatre entre les yeux » était susceptible de lui faire comprendre ses fautes.

M. Paz y Mino, qui a suivi les procédures en cour, note que les deux juges fédéraux ont fait preuve d’emblée d’une hostilité manifeste envers M. Donziger.

En septembre 2020, plus de 200 juristes ont déposé une plainte à l’encontre du juge Kaplan en arguant qu’il se comportait « de facto comme l’avocat » de Chevron dans le dossier.

Fin septembre, le groupe de travail sur la détention arbitraire des Nations unies a décrit l’assignation à domicile de M. Donziger comme une « mesure punitive » injustifiée et réclamé sa libération immédiate. La demande est restée sans suite.

« Ce n’est pas fini »

« Il est possible que je me retrouve en prison dès la semaine prochaine selon ce qui va arriver des appels que j’ai déposés », relève-t-il.

Chevron, qui n’a pas répondu aux questions de La Presse, répète depuis des années que Texaco s’est acquittée « pleinement » de ses responsabilités environnementales en Équateur avant de quitter le pays et nie l’existence des impacts sanitaires décrits par ses détracteurs.

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En 2002, l’entreprise américaine Chevron a fait l’acquisition de Texaco dans une transaction évaluée à 45 milliards US.

La société pétrolière conteste par ailleurs énergiquement toutes les requêtes formulées par M. Donziger et ses collègues dans des pays tiers, dont le Canada, pour faire saisir ses biens et forcer le paiement de la somme de 10 milliards US.

Aucune des procédures lancées à cette fin en évoquant le jugement équatorien n’a abouti. Un tribunal arbitral international a conclu par ailleurs qu’il avait été entaché par des actes de corruption minant gravement sa crédibilité.

« Chevron demeure vulnérable par rapport au jugement [rendu en Équateur] parce qu’ils ont des actifs dans des dizaines de pays. Ce n’est pas fini », assure néanmoins M. Donziger.

Le plus tragique de l’histoire, note M. Paz y Mino, est que la population équatorienne affectée par la pollution à l’origine de l’imbroglio actuel continue de la subir au quotidien sans recevoir de soutien approprié.

« Il y a un sentiment de désabusement général qui existe quant à la possibilité d’obtenir justice aux États-Unis. Les gens pensent que le gouvernement et les tribunaux vont protéger la compagnie »,
dit-il.