Lynne B. Sagalyn a consacré 12 ans à l’écriture du livre le plus complet et le plus fouillé sur la reconstruction de Ground Zero, à New York. De l’urbanisme aux tractations politiques en passant par le rôle des familles des victimes, la professeure émérite de l’Université Columbia nous raconte dans ses mots ce chantier hors du commun.

(New York) Les défis

PHOTO ED JONES, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Le mémorial reprenant l’empreinte des deux tours du World Trade Center

« Les deux principaux objectifs de la reconstruction de Ground Zero représentaient aussi ses deux plus grands défis : l’impératif d’ériger un mémorial sur un lieu symbolique qui serait synonyme de résilience pour le monde entier, et celui de reconstruire Lower Manhattan, où se trouvait le quartier des affaires historique de New York et, donc, du monde occidental. Sur le plan urbanistique, il fallait intégrer le site au reste de Lower Manhattan. L’ancien World Trade Center était entouré de trois quartiers, mais il était surélevé sur une sorte de plateforme qui ne s’intégrait pas au reste de la trame urbaine. Il fallait donc réparer tout cela en redessinant la grille des rues, et en y intégrant également les transports publics. Ajoutez cela à l’ordre du jour des autorités portuaires, qui sont propriétaires du terrain qu’elles considéraient comme une source potentielle de revenus, et vous avez là une petite idée de toute la complexité de la chose. Chaque partie tirait la couverture de son côté ! »

PHOTO RICHARD PERRY, THE NEW YORK TIMES

Lynne Sagalyn, auteure de Power at Ground Zero – Politics, Money, and the Remaking of Lower Manhattan

Le rôle des familles en deuil

  • Les noms des victimes des attentats sont inscrits dans le bronze qui ceinture les empreintes des tours

    PHOTO ANGELA WEISS, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

    Les noms des victimes des attentats sont inscrits dans le bronze qui ceinture les empreintes des tours

  • Les noms des victimes des attentats sont inscrits dans le bronze qui ceinture les empreintes des tours

    PHOTO CARLO ALLEGRI, ARCHIVES REUTERS

    Les noms des victimes des attentats sont inscrits dans le bronze qui ceinture les empreintes des tours

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« Pour les familles des victimes, il n’était absolument pas question de construire quelque chose sur l’empreinte des deux tours. C’était un cimetière et, donc, un lieu sacré. La décision a été prise de préserver l’empreinte, mais les autorités portuaires planifiaient de construire quelque chose en sous-sol, en y intégrant les transports publics, un centre commercial, etc. Port Authority s’est toutefois heurtée à un non catégorique de la part des familles. Pour elles, le lieu sacré n’était pas qu’en surface, il comprenait aussi le sous-sol où étaient enfouis les corps des victimes. Il n’était pas question que des bus ou des trains passent là. Il y a eu des débats qui ont duré assez longtemps. Finalement, le centre de transport existe, mais il est un peu plus à l’est. »

Les leçons de la reconstruction

PHOTO EDUARDO MUNOZ, ARCHIVES REUTERS

The Tribute in Light, installation de lumières sur le site des tours jumelles, vue du New Jersey

« La reconstruction de Ground Zero a mis en lumière plus que jamais l’importance des “politiques symboliques” ». Un lieu comme le WTC se devait d’être un élément de guérison à la suite de cette immense perte : les pertes de vie, bien sûr, mais aussi la perte de l’essence même de la ville, car les deux tours faisaient partie intégrante de l’image de New York. Il y aura toujours une cicatrice à cet endroit. Personnellement, quand j’arrive en voiture du New Jersey, je vois encore les deux tours, même si elles ne sont plus là. Les icônes architecturales jouent un rôle important dans la vie d’une ville, elles donnent un sens à la façon dont les gens s’identifient comme citoyen de cette ville. Quand une telle icône disparaît, c’est comme si on perdait une partie de soi. Il fallait donc prendre acte de cet aspect symbolique dans la planification de Ground Zero.

Les coûts

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Le chantier de Ground Zero en 2011, dix ans après les attentats

« Une autre leçon apprise dans ce projet concerne les projets développés en partenariat public-privé (PPP). J’ai écrit durant 20 ans sur ce type de projets qui sont remplis d’écueils. Ils fonctionnent sur le plan stratégique, mais quand on arrive à l’application des détails, il y a plusieurs ordres du jour qui entrent en jeu. Dans le cas de Ground Zero, un des grands problèmes, c’était que personne n’était tenu responsable des coûts. Dans les premières années du projet, on ne pouvait même pas aborder la question de l’argent, car c’était un lieu où des gens étaient morts. Et puis le temps a passé et la question des coûts s’est évanouie. Une des leçons de ce projet est donc de se préoccuper des coûts pendant le processus de planification et l’élaboration du PPP, car après, il est trop tard. Cela dit, on peut dire aujourd’hui que Lower Manhattan est devenu un quartier vibrant. Sur ce plan, c’est une véritable réussite. »

Ce qui aurait pu être différent

PHOTO FRED R. CONRAD, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Le chantier en 2011

« Je dirais que l’absence d’une composante culturelle est ce qui manque le plus dans ce projet. Aujourd’hui, pendant que je vous parle, on est en train de construire un centre culturel pour les arts, mais il arrive bien tard dans le processus. Il devait aussi y avoir un lieu qui se serait nommé le Freedom Center, dans lequel on aurait abordé des questions de terrorisme et de sécurité. Ce centre aurait contribué au dialogue, et pas seulement à propos du 11-Septembre. Mais les familles des victimes ont opposé un non catégorique. Il n’était pas question pour elles que le site soit consacré à autre chose qu’aux victimes. Personnellement, je le regrette. Cela aurait apporté une autre dimension au site. »

Power at Ground Zero – Politics, Money, and the Remaking of Lower Manhattan

Power at Ground Zero – Politics, Money, and the Remaking of Lower Manhattan

Oxford University Press

864 pages