(New York) Depuis plus d’un quart d’heure, Sirhan Sirhan, immigré palestinien de 24 ans, attend que Robert Kennedy passe à travers les cuisines de l’hôtel Ambassador, à Los Angeles, pour lui faire payer de sa vie son appui à Israël.

Minuit vient de passer, en ce 5 juin 1968. Dans une salle de bal de l’hôtel, le frère de John Kennedy, le président assassiné moins de cinq ans plus tôt, célèbre devant ses partisans la plus importante victoire de sa campagne tardive à la présidence. En remportant la primaire démocrate de Californie, il vient non seulement d’asséner un coup fatal au principal candidat antiguerre, Eugene McCarthy, mais également d’ébranler le vice-président, Hubert Humphrey, bras droit du président Lyndon Johnson, qui a renoncé à solliciter un second mandat.

Âgé de 42 ans, l’ancien procureur général des États-Unis devenu sénateur de New York en 1965 promet de mettre fin à la guerre du Viêtnam ET à la pauvreté. Il incarne l’idéalisme au cœur d’une année horrible marquée par l’offensive du Têt au Viêtnam, l’assassinat de Martin Luther King à Memphis et les émeutes raciales dans de nombreuses villes américaines.

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Le sénateur Robert F. Kennedy, en mai 1968

Son discours terminé, Robert Kennedy se dirige vers les cuisines de l’hôtel, suivi de son entourage et de nombreux journalistes. Il prend ce raccourci pour se rendre dans la pièce où il doit tenir une conférence de presse. Il n’arrivera pas à destination. Armé d’un révolver de calibre 22 contenant huit balles, Sirhan Sirhan sort de l’ombre et ouvre le feu, blessant six personnes, dont Robert Kennedy.

« Est-ce que tout le monde est OK », dit le candidat, étendu sur le dos, du sang s’écoulant derrière son oreille droite.

« Je suis avec toi, chéri », lui répond sa femme, Ethel, qui attend depuis trois mois un 11e enfant.

Transporté à l’hôpital, Robert Kennedy rendra l’âme 25 heures plus tard. Les autres survivront à leurs blessures.

La 16e fois est la bonne

Pour les admirateurs de Robert Francis Kennedy, cette mort tragique a entraîné des questions lancinantes : que seraient devenus les États-Unis s’il avait remporté l’investiture démocrate, battu Richard Nixon, mis fin à la guerre du Viêtnam cinq ans plus tôt, combattu la pauvreté et le racisme comme il le promettait de façon si éloquente ?

Pour les membres de sa famille, cette mort a évidemment laissé un vide insondable. Vide qui s’accompagne ces jours-ci d’une division publique autour du sort de son assassin.

Reconnu coupable du meurtre de Robert Kennedy, Sirhan Sirhan a été condamné en 1969 à mourir dans la chambre à gaz de la prison de San Quentin. Sa peine a été commuée en emprisonnement perpétuel en 1972 à la suite d’une brève suspension de la peine capitale en Californie.

Or, le 27 août dernier, la commission des libérations conditionnelles de Californie a recommandé de mettre fin à son emprisonnement, répondant ainsi à la 16e demande en ce sens de Sirhan.

Après un délai de révision de 90 jours, cette décision rendue par 2 des 18 membres de la commission sera soumise au gouverneur de Californie, qui aura 30 jours pour la confirmer ou la rejeter. En attendant, six enfants de Robert Kennedy se sont prononcés contre la remise en liberté de l’assassin de leur père, alors que deux autres s’y sont montrés favorables.

Ethel Kennedy, la veuve de Robert Kennedy, et sa fille aînée, Kathleen, ont gardé le silence sur la question. Mais Kathleen a déjà exprimé de la sympathie pour la théorie selon laquelle Sirhan n’aurait pas agi seul et qu’il ne serait peut-être même pas le meurtrier. Cette théorie est défendue par Robert Kennedy Jr, troisième fils de RFK, favorable à la libération conditionnelle de Sirhan.

Longtemps connu pour ses combats environnementaux, Robert Kennedy Jr est considéré aujourd’hui comme l’une des personnalités américaines antivaccins les plus influentes dans le monde.

On suppose que certains sujets doivent être évités lors des réunions de la fratrie, dont 2 des 11 membres sont morts.

De l’indignation à la compassion

Aujourd’hui âgé de 77 ans, Sirhan Sirhan tient depuis longtemps des propos flous sur son rôle dans l’assassinat de Robert Kennedy. Lors de sa dernière audition devant la commission des libérations conditionnelles, il a dit prendre la responsabilité d’avoir apporté le révolver sur la scène du crime et d’avoir tiré les coups de feu. Mais il a répété que sa mémoire lui faisait défaut concernant le meurtre comme tel.

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Sirhan Sirhan est escorté par son avocat de la prison à la salle d’audience durant son procès à Los Angeles, en juin 1968.

Or, même si Sirhan n’a pas fait un aveu complet, la commission des libérations conditionnelles a conclu qu’il ne représentait plus un danger pour la société. Elle a notamment souligné que Sirhan s’était inscrit à plus de 20 programmes en prison, dont des cours de gestion de la colère et de taï-chi.

Rory Kennedy, qui était dans le ventre de sa mère lors de l’assassinat de son père, s’est indignée dans une tribune publiée par le New York Times : « Comment pouvez-vous exprimer du remords tout en refusant d’accepter la responsabilité ? Et comment […] peut-on vous considérer comme réhabilité quand vous ne reconnaissez même pas votre rôle dans le crime lui-même ? »

À l’opposé, Douglas Kennedy, 10e de la fratrie, a exprimé de la « compassion » pour Sirhan lors de sa plus récente audition devant les membres de la commission.

J’ai vécu ma vie à la fois dans la crainte de lui et de son nom d’une manière ou d’une autre. Et je suis reconnaissant aujourd’hui de le voir comme un être humain digne de compassion et d’amour.

Douglas Kennedy, fils de Robert Kennedy

Robert Kennedy Jr a également rencontré Sirhan Sirhan, en 2017. Il s’est par la suite dit « troublé à l’idée que la mauvaise personne puisse avoir été condamnée pour le meurtre de [son] père ».

Les adeptes de la théorie d’un deuxième tireur font notamment valoir que Robert Kennedy a été atteint par une balle tirée à bout portant derrière l’oreille droite, alors que Sirhan était censé lui faire face. Un expert en acoustique a par ailleurs estimé à 13 le nombre de coups tirés, alors que l’arme de Sirhan ne pouvait contenir que huit cartouches.

Cette théorie fait fi des explications contradictoires et des preuves accablantes, dont cette note écrite de la main de Sirhan : « RFK doit mourir. » Interviewé en 1989 par le journaliste Robert Frost, Sirhan a déclaré que son « unique lien » avec le frère de JFK était « son soutien à Israël et sa tentative délibérée d’envoyer 50 bombardiers en Israël pour causer du tort aux Palestiniens ».