(New York) En juillet dernier, Barack Obama a prononcé son nom lors des obsèques de John Lewis, figure des droits civiques, pour dénoncer une pratique du Sénat des États-Unis jugée raciste par des démocrates.

La semaine dernière, Joe Biden a répété ce nom à plus d’une reprise pour condamner les mesures « antiaméricaines » proposées dans plusieurs États américains, dont la Géorgie, pour restreindre le droit de vote.

Jim Crow.

Au XIXe siècle, ce nom a d’abord appartenu à un personnage incarné par un acteur blanc grimé en Noir dans des spectacles où les esclaves et leurs descendants étaient caricaturés et humiliés. Il a par la suite été utilisé pour qualifier les lois qui ont institutionnalisé la ségrégation raciale dans les États du Sud, des années 1870 jusqu’à 1965.

Les démocrates ont-ils raison d’agiter le spectre de Jim Crow au XXIe siècle ? Les Américains sont forcés de se poser la question après la promulgation d’un projet de loi électorale par le gouverneur républicain de Géorgie, Brian Kemp. Et ils auront à répondre à la même interrogation dans le cadre du débat évoqué par Barack Obama l’été dernier.

Brian Kemp, faut-il préciser d’emblée, a nié tout retour dans le passé ségrégationniste de son État. « Avec le projet de loi 202 du Sénat, la Géorgie franchira une nouvelle étape pour garantir la sécurité, l’accessibilité et l’équité de nos élections », a-t-il déclaré aux journalistes jeudi dernier.

Il a ensuite signé le texte sous le regard de six parlementaires blancs – tous des hommes – et sous un tableau représentant la résidence principale d’une plantation de Géorgie où plus de 100 personnes ont été réduites à l’esclavage.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE TWITTER DE BRIAN KEMP

Brian Kemp signant le texte de loi

Au même moment, Park Cannon, élue noire de la Géorgie, était arrêtée par des policiers blancs pour avoir cogné à la porte de la pièce où se trouvait le gouverneur Kemp.

D’entrée, les républicains de la Géorgie ont semblé avoir perdu la bataille de l’image.

Mensonges et peur

Mais qu’en est-il du fond de l’affaire ? En quoi la Géorgie avait-elle besoin d’une nouvelle loi électorale ? Brian Kemp l’a justifiée en affirmant que la gestion de l’élection présidentielle de 2020 dans son État avait soulevé « de nombreuses questions alarmantes » et mené à « une crise de confiance ».

Ce point de vue contredit les conclusions du républicain chargé de superviser les élections dans le Peach State. « Le système électoral de la Géorgie n’a jamais été plus sûr et plus digne de confiance », a déclaré le secrétaire d’État Brad Raffensperger après l’audit des résultats de l’élection présidentielle de novembre dernier.

La « crise de confiance » dont parle le gouverneur Kemp n’est probablement rien d’autre qu’un euphémisme pour parler des mensonges de Donald Trump sur le scrutin de 2020 et de leur effet sur une bonne partie de l’électorat républicain.

Mais cette crise de confiance semble aussi s’alimenter d’une peur réelle éprouvée par de nombreux républicains de Géorgie. La peur d’avoir à affronter en 2022 et en 2024 une mobilisation semblable à celle qui a permis à Joe Biden de battre Donald Trump, le 3 novembre dernier, et à deux candidats démocrates de ravir aux républicains deux précieux sièges au Sénat, en janvier dernier.

Alice O’Lenick, présidente du Parti républicain du comté de Gwynnett, a exprimé cette peur sans détour en janvier dernier en s’adressant à des républicains : « Je suis comme un chien avec un os. Je ne laisserai pas [les parlementaires républicains] terminer cette session sans changer certaines de ces lois. Ils ne doivent pas toutes les changer, mais ils doivent changer les parties principales pour que nous ayons au moins une chance de gagner. »

Les tribunaux et le Sénat

Le vœu d’Alice O’Lenick a été exaucé en un temps record. Selon la plupart des experts, les changements adoptés par les parlementaires républicains visent surtout à réduire la participation des électeurs noirs, qui ont joué un rôle crucial dans les victoires de Joe Biden et des candidats sénatoriaux Raphael Warnock et Jon Ossoff.

Un des changements renforce les exigences en matière d’identification des électeurs votant par correspondance. Un autre limite le nombre d’urnes installées dans la rue pour déposer les bulletins par anticipation et leurs horaires d’ouverture. Un autre encore permet aux parlementaires républicains actuels de se mêler du dépouillement des voix dans les circonscriptions fortement démocrates.

Donald Trump, qui a salué la promulgation de la nouvelle loi de la Géorgie, aurait pu dicter ce dernier changement. Lester Maddox, dernier gouverneur ségrégationniste de Géorgie, aurait pu écrire une autre disposition de la loi. Celle-ci interdit de donner à boire ou à manger aux électeurs qui font la queue devant un bureau de scrutin.

Qualifiée de « Jim Crow du XXIe siècle » par Joe Biden, cette loi sera contestée devant les tribunaux. Elle pourrait également être neutralisée par un projet de réforme du système électoral déposé la semaine dernière par les démocrates du Sénat américain.

Mais une règle parlementaire – le « filibuster » – donnera aux républicains le pouvoir de saborder ce projet de réforme, dont une version a déjà été adoptée à la Chambre des représentants.

Cette règle permet à une minorité de 41 sénateurs de bloquer la tenue d’un vote à majorité simple sur la plupart des projets de loi au Sénat. Aux XIXe et XXsiècles, les ségrégationnistes l’ont souvent invoquée pour bloquer la reconnaissance des droits des Noirs. D’où l’étiquette « raciste » que lui a accolée la sénatrice démocrate du Massachusetts, Elizabeth Warren, la semaine dernière (dimanche, le sénateur républicain de Caroline du Sud Lindsey Graham a accusé Joe Biden d’« exploiter le facteur racial » en dénonçant comme il l’a fait les initiatives républicaines).

Lors des funérailles de John Lewis, Barack Obama avait déjà choisi son camp dans ce débat en prônant l’abolition du « filibuster » pour assurer l’adoption de réformes électorales.

« Et si tout cela nécessite l’élimination du filibuster, une autre relique de Jim Crow, afin de garantir les droits donnés par Dieu à chaque Américain, alors c’est ce que nous devons faire », a déclaré l’ancien président démocrate, qui prenait la parole dans l’église d’Atlanta où Martin Luther King a orchestré son propre combat contre Jim Crow.