Betty et moi, on partage le même nom de famille. Enfin presque. Elle, c’est Cory, pas Elkouri. Mais à l’origine, c’était le même patronyme : El Khoury, un nom aussi commun au Liban que Tremblay au Québec.

Fervente catholique de 86 ans et partisane de Trump, Betty Cory vit en banlieue de Tampa, en Floride, ville-clé d’un État-clé où Donald Trump et Joe Biden étaient tous les deux, jeudi, dans leur sprint final préélectoral.

On est « cousines ». Enfin presque. D’où les guillemets. Le mari de Betty, Edward, aujourd’hui décédé, était le cousin de mon père. Né à Tampa en 1929, il était le fils de Farid El Khoury, le frère aîné de mon grand-père Elias. Au fil des migrations, la branche américaine de la famille est devenue Cory. La branche franco-québécoise, Elkouri.

PHOTO EVAN VUCCI, ASSOCIATED PRESS

Rassemblement pro-Trump à Tampa, en Floride, jeudi

Mon grand-père et son frère aîné ont eu des parcours migratoires à la fois semblables et différents. Il y a 100 ans, en pleine crise économique au Liban, mon grand-père a pris un bateau pour Marseille, puis pour Dakar, au Sénégal. Il y a gagné sa vie comme épicier, avant d’aller s’installer en France, où le h et le y ont disparu de son nom.

Pendant ce temps, de l’autre côté de l’océan, son grand frère Farid, qui avait pris un bateau pour les États-Unis en 1912, a ouvert une épicerie à Tampa. En changeant de vie, il a aussi changé de nom. Farid El Khoury est devenu Fred Cory. Les deux frères ne se sont revus que 60 ans plus tard, en Floride.

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Farid El Khoury, le grand-oncle de notre chroniqueuse Rima Elkouri, a immigré aux États-Unis en 1912. Il a ouvert une petite épicerie à Tampa, en Floride. Pour échapper à la discrimination, il a changé de nom. Farid El Khoury est devenu Fred Cory. Cette photo a été prise au Fred Cory Grocery Store en 1951.

« Mon beau-père était un homme de peu de mots. Apparemment qu’il vivait de la discrimination. Des Américains disaient qu’il volait leur job. C’est la raison pour laquelle il a américanisé son nom », me dit Betty, qui profite du confinement pour plonger dans les photos d’archives et mettre par écrit l’histoire de la famille afin de la faire connaître à ses enfants et à ses petits-enfants.

Alors que Trump et Biden faisaient campagne pour la première fois au même endroit jeudi, à Tampa, non loin de chez Betty, pas question pour elle de se joindre à la foule de partisans ou même d’allumer la télé.

C’est comme pour un match de football. Si mon équipe est en train de gagner, je continue de regarder. Mais si elle perd, j’éteins. Je me sens trop mal !

Betty Cory

Betty est pro-Trump, sans guillemets. Elle a voté par anticipation, sans hésitation aucune. « En tant que catholique et pro-vie, je n’avais pas le choix. »

Un pis-aller ? Même pas… « Je n’ai pas eu à me pincer le nez pour voter pour le président Trump. »

« J’ai voté pour lui il y a quatre ans. Je me disais que mon choix était entre le grossier et la corrompue. Et il a fallu que je vote pour le grossier ! Il était hors de question que je vote pour Hillary parce qu’elle est de toute évidence proavortement. En tant que pro-vie, c’est l’enjeu déterminant pour moi. »

Le fait que Trump n’agisse pas exactement comme un fervent chrétien et qu’il ait été ouvertement pro-choix avant de se lancer en politique ne la dérange pas outre mesure. « Parfois, dans sa façon d’agir, il ne semble pas aussi présidentiel que je le souhaiterais. Mais je dois aller au-delà de ça. Je sais qu’il a changé de point de vue sur l’avortement. Comme Biden, qui était pro-vie et qui est devenu proavortement… »

Elle croit que Trump a sincèrement « évolué » alors que Biden, pourtant catholique et pratiquant, ne vit pas en accord avec sa religion. Elle a particulièrement apprécié le fait que Trump ait pris la parole lors de la Marche pour la vie, la manifestation antiavortement qui a lieu à Washington tous les ans, en janvier, depuis l’arrêt Roe v. Wade de 1973, reconnaissant le droit à l’avortement. « C’est certain que c’est une année électorale et que c’était un peu à son avantage d’y être. N’empêche qu’il y était ! »

Betty me dit qu’il y a bien d’autres raisons pour lesquelles elle a voté pour Trump.

Par exemple ? « Je suis d’accord avec lui quant à sa gestion des frontières. Tu vas me dire : mes ancêtres et ceux de mon mari étaient des immigrants. C’est vrai. Mais ce n’est pas pareil. Ils sont venus au pays légalement », dit Betty, qui a des origines allemandes.

Et ces enfants de migrants séparés de leurs parents et enfermés dans des cages ? Est-elle à l’aise avec ça ?

« Bien entendu, si c’est vrai, je ne suis pas à l’aise avec ça. Mais je me méfie de la façon dont c’est rapporté dans les grands médias. »

J’aurais pu lui envoyer des reportages fouillés sur le sujet pour lui montrer que ces scandales sont malheureusement bien réels. J’aurais pu lui dire qu’il n’y a rien d’illégal à être en quête d’une vie meilleure ou à demander l’asile, comme l’ont fait mes ancêtres et les siens. Mais c’est peine perdue. Selon les médias qu’elle consulte – la chaîne conservatrice Fox News, essentiellement –, toute cette histoire d’enfants migrants est de la désinformation pour faire mal paraître Trump. Pareil pour l’inquiétant refus de Trump de condamner les suprémacistes blancs. Elle n’y croit pas.

Irait-elle jusqu’à dire que Trump a été un bon président ces quatre dernières années ? « Je crois que oui. J’aurais souhaité qu’il ne tweete pas et qu’il surveille son langage. Mais je suppose que c’est la façon moderne de faire les choses. »

Et sa piètre gestion de la pandémie ? Pour elle, tout ça, c’est la faute des Chinois. Elle adhère aux théories conspirationnistes voulant que le virus ait été volontairement créé en laboratoire à Wuhan par le gouvernement chinois communiste. « J’aurais souhaité qu’on continue d’appeler ça le virus de Wuhan. »

Trump a fait son possible, dit-elle. « Il a fermé les frontières. Il a essayé d’arrêter le trafic aérien. A-t-il fait des erreurs ? C’est fort possible. Nous en savions si peu sur le virus au départ. »

Somme toute, elle fait pleinement confiance à Trump.

« Ce sont les grands médias, Rima, à qui je ne fais pas confiance dans la façon de rapporter les nouvelles, de rapporter l’histoire dans son ensemble. Ils détestent Trump et sont tellement biaisés. Et là, je te dis ça à toi qui travailles dans un média. Je m’en excuse, je ne te juge pas ! »

Tout au long de notre conversation, il y a eu de nombreux silences qui en disaient long sur le gouffre entre nous. Betty en a l’habitude. Dans sa propre famille, tous ne partagent pas ses convictions. Elle a un frère très conservateur, farouchement pro-Trump comme elle. Et un autre très progressiste, farouchement pro-Biden. « Nous avons des points de vue totalement opposés. Donc mon frère conservateur et moi devons voter afin de contrebalancer les votes de cet autre frère et de sa femme ! »

Avec ses sept enfants, elle évite de parler de politique lorsqu’elle sent qu’ils ne sont pas d’accord. « Sur les sept, il y en a peut-être un qui, je crois, ne votera pas pour Trump. Mais nous n’en parlons pas. Ce sont mes enfants et je les aime. Je ne veux pas avoir ce genre de discussions avec eux. »

Peu importe l’issue du scrutin, le 3 novembre, elle craint que son pays bascule dans la violence au lendemain de l’élection. La division de la société américaine lui fait très peur.

Là-dessus, ma « cousine » pro-Trump et moi, nous sommes d’accord.