(Charleston, Virginie-Occidentale) L’espérance de vie, qui augmente normalement de manière continue dans les pays développés, stagne aux États-Unis depuis plusieurs années. Le phénomène reflète la détresse d’un nombre important de travailleurs, privés de filet social, qui sont poussés à bout par les mutations du marché de l’emploi. La Presse s’est rendue en Virginie-Occidentale, où la crise est aiguë, pour faire le point.

« Les gens ne veulent pas voir ce qui se passe »

Le rendez-vous est donné dans le stationnement d’un centre commercial à l’abandon de l’ouest de la ville.

Alors que les bénévoles mobilisés pour l’occasion s’affairent à sortir leur matériel, des dizaines de personnes attirées par la promesse d’une aide gratuite s’approchent, semblant sortir de nulle part.

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Distribution de seringues dans un stationnement de Charleston

« Lorsqu’on a commencé il y a un an, il y en avait peut-être une vingtaine qui venait au total. Là, on est rendu à près de 200. La demande a beaucoup augmenté avec la pandémie de COVID-19 parce que les gens sont plus isolés et ont plus de mal à obtenir des services », explique l’une des organisatrices de la distribution, Brooke Parker.

Un homme vêtu de noir, les yeux cachés par des lunettes fumées, repart avec un sac brun dans lequel se trouvent des dizaines d’aiguilles propres, une dose de naloxone – un produit contre les surdoses – et d’autres objets de première nécessité.

« C’est plus sécuritaire que d’acheter les aiguilles dans la rue », explique l’héroïnomane de 38 ans, qui dit être accro « depuis longtemps ».

La responsabilité de cette distribution, relève-t-il, devrait revenir aux autorités locales plutôt qu’à un groupe de bénévoles, mais le scénario a peu de chances de se concrétiser.

L’ancien maire de la ville a fait campagne pour stopper la distribution publique d’aiguilles propres en 2018, alléguant que la pratique encourage la consommation de drogues.

Des milliers de personnes qui évitent de consulter par peur d’être stigmatisées ou poursuivies en raison de leur dépendance ont été poussées du même coup un peu plus vers la marge, souligne Mme Parker, une travailleuse sociale de formation qui reste à l’affût d’une intervention potentielle de la police pendant la distribution.

« Beaucoup de résidants de la ville ne veulent pas voir ce qui se passe, ils ne comprennent pas que le problème est déjà là et qu’il faut faire quelque chose », dit-elle.

Une grande famille

Nikki Snuffer ne figure pas parmi les personnes qui tendent à vouloir ignorer la gravité de la situation. Avec sa conjointe, Louisa, elle a adopté huit enfants retirés à des toxicomanes, notamment six qui sont frères et sœurs.

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Nikki Snuffer et sa famille

« On nous a dit qu’ils seraient sans doute séparés si on ne les prenait pas tous. Et il était hors de question pour nous que ça arrive », explique Mme Snuffer.

La plus jeune des enfants, Brynn, âgée de 5 ans, écoute la conversation assise sur le toit d’une voiture appartenant au couple, un large sourire aux lèvres. Elle était dépendante aux opiacés à sa naissance et a dû passer plusieurs semaines à l’hôpital.

« Lorsqu’on l’a récupérée deux mois après sa naissance, elle pesait 8 livres. Et ses parents ne lui donnaient pas les médicaments dont elle avait besoin pour ses problèmes de cœur », relate sa mère adoptive, qui travaille auprès de familles d’accueil.

Plus de 7000 enfants victimes de sévices ou de négligence ont été retirés à leurs parents en Virginie-Occidentale, une hausse de 70 % sur 10 ans. Elle témoigne de l’étendue des problèmes de dépendance dans l’État, qui présente l’un des taux de mortalité par surdose les plus élevés du pays.

Un ambulancier de la région de Charleston a indiqué sous le couvert de l’anonymat qu’il n’était pas rare qu’il doive intervenir « 15 ou 20 fois par soirée » pour faire une injection de naloxone à une personne en crise. Le phénomène a été amplifié, selon lui, par la pandémie.

La crise sanitaire en cours a été alimentée dans un premier temps par la prescription incontrôlée de médicaments antidouleur à base d’opiacés qui créent une forte dépendance.

Lorsque les contrôles à ce sujet ont été resserrés plusieurs années plus tard, nombre de personnes ont commencé à consommer de l’héroïne, qui est désormais accessible même dans les coins les plus reculés.

« Il y a 100 places où je peux appeler si j’en veux », a confié un héroïnomane rencontré à près d’une heure de route au sud de Charleston, dans un petit village isolé.

Paul, qui s’est grièvement blessé au dos en tombant d’un toit où il travaillait, a expliqué qu’il s’était décidé à en prendre il y a un an après que son médecin eut refusé d’augmenter sa dose de médicaments antidouleur par crainte d’ennuis avec la police.

Une jeune militante qui vient en aide aux toxicomanes de la région malgré les mises en garde de la police indique que le scénario est fréquent, notamment parmi les anciens travailleurs des mines de charbon, usés par un métier très exigeant et propice aux blessures.

L’industrie a été pendant des décennies le moteur économique de la Virginie-Occidentale, mais les ressources s’épuisent et la compétition provenant d’autres sources d’énergie rend le produit moins attrayant, faisant disparaître des milliers d’emplois bien rémunérés.

La détresse qui découle de ce déclin – manifeste dans plusieurs petits villages autrefois prospères où les maisons délabrées dominent – contribue largement à la consommation de drogues, mais aussi à la montée des problèmes d’alcoolisme et des suicides dans l’État, estime le Dr Michael Brumage.

« La Virginie-Occidentale était une forêt bien sèche prête à brûler » lorsque les opiacés ont fait leur apparition, résume ce spécialiste de santé publique qui a chapeauté pendant quelques années les efforts gouvernementaux pour lutter contre la toxicomanie avant de se retrouver en froid avec des élus plus adeptes, selon lui, de répression que de compréhension.

Morts par désespoir

La crise sanitaire qu’il observe ne se limite pas à cet État américain verdoyant et montagneux souvent caricaturé comme un repaire de péquenauds (hillbillies).

Dans une étude parue d’abord en 2015, deux économistes de l’Université Princeton, Anne Case et Angus Deaton, ont relevé que le pourcentage d’Américains blancs peu scolarisés qui mouraient par suicide, de surdose ou de cirrhose a fortement augmenté aux États-Unis dans les dernières décennies, particulièrement dans la tranche des 45 à 54 ans.

Ces « morts par désespoir » sont liées notamment à la détérioration des perspectives d’emploi et de revenus. Le manque de soutien familial et communautaire et les difficultés d’accès au système de santé propres aux États-Unis viendraient amplifier l’impact sanitaire des mutations en cours.

Le nombre de décès était suffisamment important pour alimenter une baisse de l’espérance de vie globale des Américains, qui est passée de 78,9 à 78,6 ans de 2014 à 2017, avant de remonter légèrement à 78,7 en 2018. Un tel recul n’avait pas été observé depuis l’époque de la Première Guerre mondiale, ponctuée par une épidémie mortifère de grippe.

L’espérance de vie en Virginie-Occidentale est de 74,8 ans, la pire au pays, en baisse de 0,7 an sur une décennie. Dans certains comtés particulièrement dévastés, elle chute largement sous la barre des 70 ans. Au Canada, elle est de 82 ans.

Le Dr Brumage, qui décrit la relation traditionnelle de son État avec le charbon comme une forme de dépendance, pense qu’il sera difficile de renverser la situation de l’emploi.

Les élus locaux, déplore-t-il, n’ont pas pris la mesure de la nécessité d’une transition économique quand il en était temps, favorisant l’exode des jeunes familles et l’étiolement de nombreux villages incapables de se réinventer.

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Keana Mullins, entrepreneure

Keena Mullins, une militante et entrepreneure originaire de Virginie, n’entend pas baisser les bras pour autant.

La femme de 35 ans a lancé il y a quelques années à Charleston, avec un associé, la société Revolt Energy, qui cherche à développer l’utilisation de l’énergie solaire.

L’idée, explique-t-elle, est de faire en sorte que l’économie se développe grâce à une énergie propre après avoir misé pendant des décennies sur une énergie fossile qui a laissé un lourd legs social et environnemental.

Issue d’une famille ayant compté plusieurs générations de mineurs, elle est bien consciente du prix payé historiquement par la population des Appalaches pour alimenter les besoins du pays en énergie.

« Il n’y a aucun homme plus âgé que moi dans ma famille », souligne Mme Mullins, en évoquant une série de morts tragiques imputables, selon elle, à un héritage de pauvreté et de dépendance.

Tout en misant sur une approche écologique, son entreprise vise à favoriser la réinsertion sociale de travailleurs aux prises avec des difficultés, notamment des ex-mineurs.

Colton Memmott en est devenu un rouage important après avoir surmonté presque miraculeusement deux surdoses et réussi à se libérer de sa dépendance.

« Je devrais être mort une centaine de fois. J’ai l’impression de vivre sur du temps emprunté », relève le jeune homme de 27 ans, qui aimerait mettre son expérience personnelle à profit pour aider d’autres toxicomanes à briser leur dépendance.

« Je ne vais pas rechuter. Je n’en peux plus de devoir tout recommencer », conclut-il.

Promesses et réalité

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Rassemblement de Donald Trump à Charleston, en Virginie-Occidentale. en mai 2016

Le président des États-Unis Donald Trump avait fait de la relance de l’industrie du charbon un thème important de sa campagne de 2016 et ses promesses ont eu une forte résonance en Virginie-Occidentale, qui a massivement voté en sa faveur.

« Si je gagne, nous allons ramener les mineurs au travail », avait-il promis lors d’un rassemblement dans la capitale de l’État, affirmant même qu’ils seraient « encore mieux qu’avant ».

La candidate démocrate Hillary Clinton avait été placée sur la défensive quelques semaines plus tôt sur ce thème après avoir déclaré que son gouvernement « mettrait au chômage nombre de mineurs et de compagnies de charbon ».

PHOTO BRENDAN SMIALOWSKI, AGENCE FRANCE-PRESSE

Un mineur à un rassemblement de Donald Trump à Charleston, en Virginie-Occidentale, en 2016

La citation, reprise hors contexte à répétition par le camp républicain, s’inscrivait dans une tirade plus longue dans laquelle elle insistait sur la nécessité d’investir des milliards de dollars pour aider les communautés touchées par le déclin de l’industrie du charbon à se relancer sur de nouvelles bases.

« Après ça, l’élection ici était finie », relève Terry Steele, un syndicaliste âgé de 68 ans qui a travaillé plus de 25 ans dans les mines.

Beaucoup de travailleurs du secteur ont accepté « la foutaise » voulant que ce sont les normes environnementales mises de l’avant par l’administration de Barack Obama qui ont fait disparaître les emplois, mais la réalité est différente, indique-t-il.

Un déclin constant

« L’industrie est sur une pente descendante depuis des décennies. C’est une glissade sans fin », relève M. Steele, qui juge impossible de retourner en arrière.

Des données de l’Energy Information Administration indiquent que la production annuelle de charbon aux États-Unis a reculé d’environ 3 % de 2016 à 2019 après avoir connu un léger rebond en 2017, l’année de l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. Sur 10 ans, la baisse est de 35 %.

À l’échelle nationale, on comptait environ 53 000 emplois liés à l’industrie en 2018, dont 14 000 en Virginie-Occidentale, en hausse de quelques centaines de postes par rapport à l’année précédente. On en recensait près de 90 000 au pays 10 ans plus tôt et plus de 800 000 il y a un siècle.

Selon une étude émanant de l’Université Columbia, le recul de l’industrie est d’abord imputable à l’offre de gaz naturel, à la baisse de la demande mondiale pour le charbon, notamment en Chine, ainsi qu’au développement d’énergies renouvelables, les restrictions environnementales de l’ère Obama jouant à la marge.

M. Steele note que plusieurs des plus grandes entreprises du secteur ont fait faillite depuis 10 ans, emportant parfois dans leur chute les fonds de pension durement accumulés de milliers de mineurs.

Le stratagème, dit-il, ne date pas d’hier et a permis à de riches investisseurs de se soustraire à leurs obligations, y compris au niveau environnemental.

Ces manœuvres ont été rendues possibles par des élus qui « se sont vendus à l’industrie du charbon », accuse l’ancien mineur, qui montre notamment du doigt le gouverneur de l’État, Jim Justice, un milliardaire disposant lui-même de plusieurs mines.

Après s’être fait élire sous la bannière des démocrates en 2016, il a changé de camp l’année suivante, déclarant qu’il aime le nouveau président « à mort » lors d’un rassemblement.

Des pancartes visibles le long de certaines autoroutes rappellent aux résidants de l’État que « Jim n’a jamais cessé de croire au charbon », témoignant de son engagement envers l’industrie.

Malgré l’impact limité de ses actions en leur faveur, Donald Trump demeure populaire parmi les mineurs et devrait remporter de nouveau l’État par une marge confortable.

Terry Steele explique que nombre d’entre eux craignent de perdre leur emploi et sont prêts à « croire n’importe quoi » dans ce contexte.

« On utilise le charbon chez nous comme les pasteurs utilisent la grêle pour insuffler la peur dans la congrégation », dit-il.