(New York) L’enregistrement n’a pas fait autant de bruit que ceux retranscrits dans Rage, le nouveau livre du journaliste Bob Woodward. Mais il offre une autre illustration de l’incapacité de Donald Trump à prendre en considération tout autre intérêt que le sien.

L’histoire se passe à la Trump Tower, le 16 janvier 2017. À quelques jours de son investiture, le président désigné y a réuni des figures importantes de la communauté afro-américaine, dont Martin Luther King III, fils du pasteur assassiné.

Il déçoit rapidement ses invités. Au lieu de s’excuser d’une campagne jugée raciste par plusieurs d’entre eux, il se réjouit de la faible participation des Noirs à l’élection présidentielle, faisant fi des manœuvres républicaines ayant contribué à restreindre leur accès aux urnes.

« De nombreux Noirs n’ont pas voté pour Hillary [Clinton] parce qu’ils m’aiment. C’était presque aussi bien que d’obtenir leur vote, vous savez, et c’était génial », dit Donald Trump, selon l’enregistrement audio diffusé le mois dernier par un des participants de la rencontre avec le site Politico.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Le journaliste Bob Woodward

Il y a plus de trois ans et demi, Donald Trump ne pouvait donc pas concevoir que des dirigeants afro-américains puissent s’offusquer d’une situation l’ayant favorisé au détriment de nombreux membres de leur communauté.

Et il ne devait pas davantage penser que Bob Woodward se formaliserait de sa détermination à minimiser une pandémie de coronavirus. N’était-il pas évident que les marchés boursiers allaient plonger et compromettre ses chances d’être réélu s’il avait avoué publiquement ce qu’il savait depuis le 28 janvier ? N’était-il pas dans son intérêt immédiat de taire le fait que la COVID-19 représentait, selon un de ses conseillers, une menace comparable à la grippe espagnole de 1918, responsable de la mort d’environ 50 millions de personnes ?

« J’ai toujours voulu la minimiser », a-t-il dit au journaliste, le 19 mars. « Je veux toujours la minimiser parce que je ne veux pas créer de panique. »

Le jugement de l’histoire

Les historiens considéreront peut-être un jour cette déclaration comme l’une des plus grandes faillites morales de la part d’un président américain. Près de 200 000 Américains ont succombé au nouveau coronavirus au cours d’une période où Donald Trump a comparé la COVID-19 à la grippe saisonnière, pressé les États à rouvrir leur économie, ridiculisé le port du masque, tenu des rassemblements dans des lieux fermés et répété que la situation était maîtrisée.

William Haseltine, infectiologue de renommée internationale, a estimé à 180 000 le nombre de vies américaines qui auraient pu être sauvées si Donald Trump avait joué franc jeu avec les Américains dès le début. « Nous avons tué 180 000 de nos concitoyens américains parce que nous n’avons pas été honnêtes avec la vérité. Nous n’avons pas planifié, et même aujourd’hui, nous ignorons la menace qui nous guette », a-t-il déclaré sur CNN.

Tout en évaluant le coût véritable des mensonges de Donald Trump, les historiens s’intéresseront également à l’omerta de ses conseillers sur ce qu’ils observent et pensent.

Le nouveau livre de Bob Woodward, comme le précédent, regorge de citations attribuées indirectement à d’anciens responsables troublés par les limites morales et intellectuelles de Donald Trump. 

Aux yeux de l’ancien secrétaire à la Défense Jim Mattis, le locataire de la Maison-Blanche est « dangereux » et « inapte » à la présidence.

« Cette dégradation de l’expérience américaine est réelle. Elle est tangible. La vérité ne gouverne plus les déclarations de la Maison-Blanche », pense le général à la retraite, selon Woodward.

Dan Coats, ancien directeur du Renseignement national, porte le même jugement sur l’intégrité de l’homme qu’il a servi : « Pour lui, un mensonge n’est pas un mensonge. C’est juste ce qu’il pense. Il ne connaît pas la différence entre la vérité et le mensonge. »

Une méthode critiquée

Dan Coats doute aussi de la loyauté du président envers son pays. Sa « conviction intime » selon laquelle « Poutine avait quelque chose sur lui » s’est renforcée avec le temps. « Comment expliquer autrement le comportement du président ? Coats ne pouvait pas voir d’autre explication », écrit Bob Woodward.

L’auteur de Rage décrit une scène où Mattis dit à Coats : « Peut-être qu’à un moment donné, nous devrons nous lever et parler. Il se peut qu’à un moment donné, nous devions prendre des mesures collectives. »

Ce moment n’est jamais venu. Et l’omerta sur Donald Trump continuera, malgré les livres de Bob Woodward (ou à cause de ceux-ci). Il est évident que les Mattis, Coats et compagnie ont parlé au journaliste, devenu célèbre pour avoir enquêté avec Carl Bernstein sur le scandale du Watergate qui devait mener Richard Nixon à démissionner de la présidence, en 1974.

Mais ils reconnaissent eux-mêmes que leurs confidences, reformulées de façon indirecte ou livrées sous la forme de dialogues, n’ont pas le poids d’une déclaration publique. 

Ils peuvent cependant soulager leur conscience ou défendre leur réputation en se confiant à Bob Woodward, à condition que leurs propos ne leur soient pas attribués directement.

Cette méthode a valu à Bob Woodward maintes critiques au fil de ses nombreux livres. Le journaliste Christopher Hitchens l’a traité de « sténographe des riches et puissants ». Dans un célèbre essai portant sur six livres de Woodward et publié en 1996 dans la New York Review of Books, l’auteure Joan Didion a dénoncé la « réticence » du journaliste « à exercer une énergie cognitive sur ce qu’on lui dit ».

Didion n’hésiterait pas à dire que cette critique s’applique aujourd’hui à la décision de Bob Woodward de ne pas rendre publiques il y a plusieurs mois les déclarations de sa seule source qui était prête à être enregistrée et citée directement. N’aurait-il pas lui-même pu contribuer à sauver des vies ?