(New York) C’est peut-être la première question à laquelle Amy Coney Barrett aura à répondre à titre de juge de la Cour suprême, rôle pour lequel le Sénat l’a confirmée lundi soir lors d’un vote strictement partisan à l’issue d’un processus aussi accéléré que controversé.

Se récusera-t-elle si la plus haute instance américaine est saisie d’une cause concernant l’élection présidentielle ?

Pendant toute la durée des auditions sur sa nomination par Donald Trump, la magistrate conservatrice a esquivé la question. Pour les démocrates de la commission judiciaire du Sénat, la réponse ne devrait pourtant faire aucun doute.

« Permettez-moi d’être très direct : votre participation à toute cause impliquant l’élection de Donald Trump causerait immédiatement un tort explosif et durable à la légitimité de la Cour et à votre propre crédibilité », a déclaré le sénateur du Connecticut Richard Blumenthal en s’adressant à la juge Barrett. « Vous devez vous récuser. »

Même si elle n’a pas écarté cette possibilité, l’ancienne professeure de droit de l’Université Notre-Dame a rejeté l’insinuation selon laquelle elle pourrait rendre des décisions favorables au président pour la simple raison qu’elle lui doit la chance d’occuper le siège de Ruth Bader Ginsburg, morte le 18 septembre dernier.

J’espère certainement que tous les membres de la commission ont plus confiance en mon intégrité que de penser que je me laisserais utiliser comme un pion pour décider de cette élection pour le peuple américain.

Amy Coney Barrett, juge à la Cour suprême

N’en déplaise à la juge, Donald Trump semble croire ou espérer qu’elle agira justement comme son pion. Le corps de la juge Ginsburg était à peine refroidi qu’il réclamait la confirmation d’un neuvième juge à la Cour suprême avant l’élection du 3 novembre pour éviter une égalité de 4-4 dans une cause susceptible de déterminer le vainqueur.

Il n’avait pas besoin d’ajouter que la personne qu’il choisirait pour remplacer l’icône féministe devait servir sa cause.

Le précédent de 2009

Bien sûr, l’effet potentiel de l’arrivée de la juge Barrett à la Cour suprême ne se limite pas à l’élection présidentielle. À 48 ans, la magistrate fait passer la majorité conservatrice de l’instance à six juges contre trois. Elle a été élue lundi soir avec 52 voix pour et 48 contre, lundi soir. Une seule élue républicaine a fait défection.

La juge Barrett a par la suite participé à une cérémonie à saveur politique à la Maison-Blanche, où elle a été assermentée par le juge Clarence Thomas sous le regard de Donald Trump et de ses invités.

Les causes sur lesquelles elle sera appelée à trancher pourraient rogner ou éliminer certains droits gagnés de haute lutte, dont celui des femmes à l’avortement, celui des homosexuels au mariage et celui des personnes atteintes d’une maladie préexistante à l’assurance maladie.

Le processus ayant mené à la confirmation de la juge Barrett pourrait par ailleurs inspirer aux démocrates des mesures de représailles s’ils gagnent la Maison-Blanche et la majorité des sièges au Sénat. Après le refus des républicains de permettre au gagnant de l’élection présidentielle de pourvoir le siège laissé vacant par la mort de la juge Ginsburg, les militants et élus les plus progressistes du parti de Joe Biden veulent contre-attaquer. Comment ? En élargissant la Cour suprême, dont le nombre n’est pas limité par la Constitution.

L’instance est déjà passée de neuf à sept juges, puis de sept à neuf juges au XIXsiècle.

En attendant, la question de la récusation de la juge Barrett pourrait retenir l’attention dès ses premiers jours à la Cour suprême. Et un arrêt de l’instance remontant à 2009 pourrait guider la décision éventuelle de la magistrate concernant sa participation à une cause sur l’élection présidentielle.

La décision de 2009 a pour origine le don de 3 millions de dollars versé en 2004 par le propriétaire de la société minière A. T. Massey Coal à la campagne électorale d’un juge à la Cour suprême de la Virginie-Occidentale. Ce dernier a par la suite voté pour invalider un jugement forçant son généreux donateur à verser à un concurrent 50 millions de dollars en dommages et intérêts compensatoires et punitifs.

« Risque sérieux de partialité »

Dans l’arrêt Caperton c. A. T. Massey Coal Co rédigé par le juge conservateur Anthony Kennedy, la Cour suprême avait conclu, par cinq voix contre quatre, que le juge aurait dû se récuser de la cause. L’auteur de la décision avait fait état d’un « risque sérieux de partialité » découlant de l’influence que le don du propriétaire de mines avait pu avoir sur l’élection du juge.

Tout comme aucun homme n’est autorisé à être juge pour sa propre cause, des craintes similaires de partialité peuvent surgir lorsque — sans le consentement des autres parties — un homme choisit le juge pour sa propre cause.

Extrait de l’arrêt de la Cour suprême écrit par le juge Kennedy

Selon l’ancien juge fédéral Michael Luttig, le raisonnement du juge Kennedy pourrait très bien s’appliquer à la situation dans laquelle Amy Coney Barrett se retrouverait si elle était appelée à trancher une cause impliquant Donald Trump.

« La question pour Barrett, si elle se pose, ne sera pas de savoir si elle croit personnellement qu’elle peut être juste en décidant d’une affaire électorale, mais plutôt si une personne raisonnable conclurait que son impartialité serait inévitablement annihilée par le flot d’influences exercées sur elle », a écrit le juriste conservateur dans une tribune publiée la semaine dernière dans le Washington Post.

Et dans quel camp le juge Antonin Scalia, mentor de la juge Barrett, s’était-il rangé dans l’affaire Caperton c. A. T. Massey Coal Co ? Tout en exprimant sa dissidence vis-à-vis de la majorité, le pilier conservateur de la Cour suprême avait reconnu que « dans le meilleur des mondes », les juges devraient parfois se récuser, et ce, même dans les cas où la Constitution ne l’exige pas.

Il n’est pas acquis que la Cour suprême aura à se mêler de l’élection présidentielle. Mais si cela se produit, il sera fascinant de voir la décision que l’intégrité de la juge Barrett lui dictera.