J’ai attendu jusqu’à la dernière minute pour écrire ce texte en espérant que ça n’arriverait pas. En souhaitant que quelqu’un, quelque part, trouve une façon magique d’arrêter l’odieux processus de cette nomination.

Choisir une juge à la Cour suprême, aux croyances controversées, alors que la légitimité des décideurs est remise en question par l’exercice démocratique qu’est l’élection : qui aurait pu faire quelque chose d’aussi immoral que Donald Trump ?

Donc j’ai tourné autour du pot. Procrastiné. Appelé des spécialistes des questions juridiques. « On doit s’en inquiéter au Canada ? »

PHOTO PATRICK SEMANSKY, ASSOCIATED PRESS

À huit jours des élections, Donald Trump a enregistré une immense victoire avec la confirmation de la magistrate conservatrice Amy Coney Barrett à la Cour suprême des États-Unis, désormais ancrée durablement et solidement à droite.

J’ai passé ma journée devant mon écran, en suivant les comptes rendus du Capitole, pétrifiée comme je l’ai si souvent été en regardant la série de télé La servante écarlate, tirée du roman éponyme de la Canadienne Margaret Atwood.

Pas parce que la réalité ressemble en tous points à la dystopie cauchemardesque inventée par l’auteure en 1985, mais parce que certains ingrédients se retrouvent juste trop clairement dans la réalité de 2020.

Dans La servante écarlate, les femmes sont exploitées, violées, mutilées, torturées et pour la plupart asservies, réduites à des corps de domestiques et de reproductrices dans une société dirigée par des hommes, mais des hommes appuyés par un petit groupe d’autres femmes. Des femmes qui acceptent cet ordre des choses et sont parfaitement complices de cette dictature masculine.

Dans ce monde, la fracture sociale et politique n’est donc pas parfaitement entre hommes et femmes, mais entre le groupe qui appuie le système dictatorial masculin et le groupe qui le conteste. Et c’est ça que je vois dans notre réalité, en ce moment.

Des femmes qui appuient un système qui, pourtant, scelle les inégalités dont elles-mêmes, ainsi que leurs collègues, leurs filles, leurs amies, sont pourtant victimes.

Des femmes qui défendent les agresseurs et préfèrent appuyer le statu quo plutôt que de se joindre à leurs consœurs pour dénoncer les injustices dont souffre leur genre. Des électrices qui votent pour Donald Trump même s’il ridiculise les femmes constamment, les méprise ouvertement, se moque de leur corps et se vante même de les agresser.

Des femmes ne sont pas solidaires. Elles sont un peu partout. Dans les entreprises, chez nos voisines, en politique. Et c’est parmi elles qu’on retrouve celles qui refusent aux autres la liberté de choisir ce qu’elles entendent faire de leur corps, y compris de poursuivre ou non une grossesse.

Pourquoi cette posture souvent frénétique ? Difficile à dire, parce que cette obsession pour la survie de sacro-saints fœtus entre fréquemment en contradiction avec d’autres choix politiques, notamment face à la peine de mort ou même au bien-être des enfants.

Si les soi-disant pro-vie, hommes et femmes, étaient si inquiets du sort de chaque humain, ils seraient en train de torpiller le président américain, qui a sciemment accepté que des enfants de migrants venus d’Amérique latine soient séparés de leurs parents et traités pratiquement comme des animaux, au point où on a maintenant perdu la trace des familles de 545 de ces bambins. Une tragédie d’une cruauté innommable.

Le mouvement pro-vie est un tissu de contradictions. Mais chose certaine, il est tenace, déterminé. Et il est endossé, incarné, piloté aussi par des femmes. Des femmes comme Amy Coney Barrett, la nouvelle juge à la Cour suprême des États-Unis.

Elle a beau dire, comme elle l’a fait devant le comité sénatorial qui a examiné sa candidature, que ses croyances personnelles de femme catholique, imbibée de toutes sortes de façons de l’orthodoxie de la droite religieuse américaine, n’entreront pas en jeu le temps de rendre ses jugements, qui lui fait confiance ? Dans le cadre du processus de nomination, elle a admis avoir milité de différentes façons contre la liberté de choix en matière d’avortement et se dit disciple d’un des juges les plus conservateurs des dernières décennies, Antonin Scalia.

PHOTO TOM BRENNER, REUTERS

La juge Amy Coney Barrett prête serment lors de sa confirmation à la Cour suprême.

Ceux qui croient au progressisme, aux États-Unis, viennent de voir arriver, au sein d’une de leurs institutions les plus importantes, une adversaire de taille.

Doit-on, ici au Canada, nous aussi nous en inquiéter ?

Je crois que oui.

Parce que toute atteinte aux droits de la personne, et la liberté des femmes de disposer de leur corps librement fait notamment partie de ces droits fondamentaux — nos tribunaux, ici, l’ont reconnu —, doit nous alarmer. Peu importe le pays où ça se passe.

Parce que toute victoire de cet étrange mouvement qui refuse aux femmes leur liberté ne peut qu’énergiser ceux qui veulent la même chose ailleurs, comme au Canada.

On peut, cela dit, rester calme. Notre système juridique canadien ne ressemble pas à celui des États-Unis. Ici, paradoxalement, l’absence de transparence du processus de nomination des juges à la Cour suprême a aussi fait en sorte qu’il ne s’est pas organisé dans un cadre partisan ouvert et assumé comme c’est le cas aux États-Unis, où les juges ne sont pas élus, mais choisis par des élus qui affichent leurs couleurs.

Le système canadien, dans son obscurité et son flou, se garde une petite gêne face à la partisanerie, et les obligations de représentations régionales ajoutent un ingrédient supplémentaire pour mettre des jambettes à ceux qui voudraient des nominations clairement affiliées à des idéologies.

Donc, la Cour suprême du Canada ne peut pas être graduellement et sciemment remplie, méthodiquement, comme aux États-Unis, de juges dont on peut presque prévoir les décisions.

Et puis, contrairement à nos voisins du Sud, nos juges ne sont pas nommés à vie. À 75 ans, ils doivent prendre leur retraite. Amy Coney Barrett a 48 ans ; si elle vit aussi longtemps que Ruth Bader Ginsburg, qu’elle remplace, elle pourrait siéger pendant presque 40 ans ! On n’a pas à s’inquiéter de ça ici.

En outre, pour des raisons historiques et culturelles — notamment la Révolution tranquille au Québec —, le mouvement anti-choix, qui se proclame pro-vie, n’est pas aussi organisé et implanté au Canada qu’aux États-Unis.

Cela dit, il ne faut jamais rien tenir pour acquis.

Les Américaines et les Américains pro-choix, pro-liberté, en savent maintenant quelque chose.