(Charleston, Virginie-Occidentale) La détermination d’un journaliste de la Virginie-Occidentale, qui a joué un rôle-clé dans la mise en lumière des causes de la crise des opioïdes aux États-Unis, illustre l’importance des médias régionaux et les risques démocratiques liés à leur fragilisation économique.

Les géants de l’industrie pharmaceutique, qui ont favorisé la distribution et la consommation à grande échelle aux États-Unis de médicaments antidouleur susceptibles d’entraîner une forte dépendance, pourraient bientôt avoir à verser des dizaines de milliards de dollars en indemnités.

Les négociations en cours à ce sujet visent à régler près de 3000 poursuites intentées par des États, des comtés et des villes forcés d’assumer les coûts de la crise de santé publique suscitée par leurs pratiques.

Bien qu’il rechigne à s’en attribuer le mérite, le journaliste Eric Eyre a beaucoup à voir avec le fait que les sociétés en cause sont aujourd’hui appelées à rendre des comptes.

PHOTO MARC THIBODEAU, LA PRESSE

Le journaliste Eric Eyre

Je n’ai jamais pensé que des milliers de poursuites seraient enregistrées à l’échelle du pays. C’était une surprise pour moi.

Eric Eyre, journaliste, en entrevue avec La Presse

M. Eyre a enquêté pendant plusieurs années, tout en assurant la couverture quotidienne des actions du gouvernement local, pour tenter de comprendre comment la Virginie-Occidentale avait pu devenir l’un des États américains présentant le taux de mortalité par surdose le plus important.

L’homme de 54 ans, qui a reçu en 2017 un prix Pulitzer pour ses efforts, a mené sa bataille sur fond de crise économique. La chute des revenus publicitaires des médias traditionnels face à Facebook et Google ayant entraîné la fermeture à l’échelle du pays de nombreux journaux.

Il a même dû reposer sa candidature en cours de route pour le poste qu’il occupait au sein du Charleston Gazette parce que le groupe de presse pour lequel il travaillait a décidé de le fusionner avec un autre quotidien pour réduire ses coûts.

« Tous les journalistes que je connais ont connu des baisses de salaire, des mises à pied temporaires ou ont carrément perdu leur emploi » dans les dernières années, souligne M. Eyre, qui s’est joint récemment à un nouveau média en ligne sans but lucratif axé sur l’enquête.

L’un de ses premiers articles sous cette bannière porte sur les distributeurs de médicaments en cause dans la crise des opioïdes, qui sont à la manœuvre, dit-il, pour assurer la distribution d’un futur vaccin contre la COVID-19 et de médicaments requis pour son traitement.

La puissance de l'indignation

Il revient selon lui à Debbie Preece, résidante de la Virginie-Occidentale indignée par la mort par surdose de son frère, d’avoir lancé le mouvement qui a permis de souligner le rôle des acteurs de l’industrie pharmaceutique dans la crise sanitaire survenue dans son État.

Avec l’aide d’un avocat local, elle a ciblé il y a plus de dix ans une pharmacie établie à Kermit, minuscule village situé près de la frontière avec le Kentucky qui s’est avéré une véritable plaque tournante pour la distribution illicite de médicaments antidouleur à base d’opioïdes.

Des files de voitures venues de plusieurs États se formaient devant l’établissement, qui répondait à des ordonnances de complaisance signées par des médecins complices.

Le propriétaire de la pharmacie, qui a par la suite été arrêté par le FBI, est même allé jusqu’à aménager un comptoir à hot-dogs pour les aider à patienter tandis qu’il empochait les millions.

La poursuite de Mme Creese a mené à une entente à l’amiable et a inspiré d’autres initiatives de même acabit jusqu’à ce que l’État lui-même décide de cibler plusieurs distributeurs de médicaments à base d’opioïdes.

Devant les tribunaux

L’arrivée en 2012 d’un nouveau procureur général, Patrick Morrisey, qui avait déjà travaillé, tout comme sa femme, comme lobbyiste pour l’industrie pharmaceutique, est venue compliquer les choses.

Craignant qu’un règlement au rabais ne se prépare, Eric Eyre a exploré le conflit d’intérêts potentiel que représentait le dossier pour M. Morrisey, qui a rétorqué indirectement en ouvrant une procédure contre les propriétaires de son journal basée sur la loi antitrust.

La poursuite gouvernementale sur les opioïdes est finalement allée de l’avant, menant à un paiement d’une quarantaine de millions de dollars qui semblait « raisonnable » à l’époque, avant que le dossier ne s’emballe.

Avec l’aide d’avocats déterminés, M. Eyre et son quotidien ont réussi à obtenir devant les tribunaux, malgré l’opposition des géants pharmaceutiques concernés, des données gardées confidentielles qui témoignaient des volumes astronomiques de pilules antidouleur distribués en Virginie-Occidentale.

Un des distributeurs, Cardinal Health, avait écoulé en six ans 240 millions de pilules, soit 130 pilules antidouleur par résidant de l’État de 1,8 million d’habitants. Toutes entreprises confondues, le total montait à 780 millions de pilules.

La divulgation des chiffres par M. Eyre a fait scandale et suscité des appels de nombreux collègues d’autres États désireux de savoir comment obtenir des données équivalentes.

Le journaliste a poursuivi ses recherches et a ultimement contribué à forcer le dévoilement des données nationales détenues par la Drug Enforcement Agency, qui a sensiblement renforcé ses mécanismes de contrôle au fil des ans.

L’intérêt pour le travail de M. Eyre ne s’est pas démenti depuis. Sony a notamment acheté, en vue d’en faire un film, les droits d’un livre résumant son enquête, Death in Mud Lick, qui a été lancé au printemps alors que la pandémie de COVID-19 s’emballait.

« La vie de tout le monde a été bouleversée. Je ne vais pas gémir sur mon cas », note M. Eyre, qui ne s’attarde pas non plus sur sa bataille contre la maladie de Parkinson.

Enjeu démocratique

Le journaliste en a plus long à dire sur les difficultés économiques des journaux américains, puisqu’il craint que leur disparition, sur le plan local, n'ait de sérieuses conséquences pour la démocratie.

S’il n’y a personne pour les tenir à l’œil, il est évident que les élus risquent de se comporter de façon inappropriée.

Eric Eyer, journaliste

Contrairement à ce que dit le président américain Donald Trump, il ne pense pas que les « fausses nouvelles » soient le principal problème à l’heure actuelle dans le monde médiatique.

« Ce qui manque probablement surtout, ce sont de vraies nouvelles, parce qu’il manque de gens pour les produire », conclut M. Eyre, qui ne voit pas l’intérêt de livrer publiquement son opinion à propos du chef d’État ou de ses saillies envers les médias.

« Tout le monde se fout de ce que je pense de Donald Trump », conclut-il en souriant.