(Washington) « J’espère que vous enregistrez ça pour bien noter », dit Bob Woodward avec une pointe d’ironie dans la voix.

En effet, se fier seulement aux notes écrites pour une conversation avec le célèbre journaliste du Washington Post serait à la limite de la faute professionnelle journalistique, étant donné le rôle de premier plan que les enregistrements ont joué au cours des 49 ans de carrière de Bob Woodward.

Au début, bien sûr, c’était le Watergate, le scandale présidentiel qu’il a exposé avec son collègue Carl Bernstein, culminant en 1974 avec ce que les microphones clandestins de Richard Nixon l’ont surpris à dire dans le bureau ovale.

Et quelque 46 ans plus tard, la voix d’un autre président fait les manchettes grâce à M. Woodward. Cette fois-ci, c’est Donald Trump qui a admis en entrevue qu’il avait intentionnellement « minimisé » le danger manifeste de la COVID-19.

« Ce qui arrivait aux États-Unis, ce qui était ici, c’était une pandémie très similaire à la pandémie de grippe espagnole de 1918. C’est le moment clé », a souligné M. Woodward, en entrevue téléphonique, à propos de la séance d’information pendant laquelle le président Trump a appris la gravité de la menace.

Dix jours plus tard, le journaliste de 77 ans apprenait la vérité. Le reste du pays l’a découvert à la dure.

« (Trump) n’a pas dit la vérité aux Américains, a-t-il expliqué. Il n’a pas assumé sa responsabilité en tant que président de prendre soin et de protéger le peuple américain. »

Cette accusation d’omission n’est qu’une des nombreuses révélations explosives que l’on retrouve dans le nouveau livre de M. Woodward, « Rage ». Il s’agit d’une sorte de suite à son ouvrage « Fear », paru en 2018, un compte rendu du premier mandat de Donald Trump qui ne comportait aucune entrevue directe avec le président.

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Pour « Rage », il a eu 19 conversations avec le président — seulement une n’a pas été enregistrée parce que M. Trump avait appelé à l’improviste — qui donnent au livre une allure de Watergate, puisque les détails les plus accablants venaient du président lui-même.

Pourquoi avoir attendu ?

Certains détracteurs ont critiqué le journaliste lui-même pour avoir attendu si longtemps avant de dévoiler ce qu’il avait appris en février. Mais il avait besoin de temps, dit-il, pour confirmer ce qu’il avait entendu d’un homme qui est reconnu pour ses mensonges, ses exagérations et son autoglorification.

Il a pu confirmer ces informations seulement en mai, et à ce point-ci, les révélations n’allaient pas être particulièrement révélatrices, car le virus faisait déjà rage aux États-Unis et dans le monde. M. Woodward s’est donc plutôt concentré sur la réalisation du livre avant l’élection présidentielle du 3 novembre.

« J’ai, à plusieurs reprises, contacté les éditeurs du Washington Post pour dire : “J’ai une histoire qui doit être dans le journal”, a-t-il relaté. Je l’aurais fait dans ce cas si, à un moment donné, j’avais pu sauver une seule vie, mais ils auraient dit : “Quelle est l’histoire ?” »

Bob Woodward ne dévoile pas beaucoup de ses sources, les décrivant comme des « participants et témoins de premier plan », qui ont fourni des informations contextuelles — un autre terme remontant au Watergate, voulant dire qu’il s’agissait de conversations où il ne pouvait pas citer sa source.

Cela ne l’empêche pas de citer ouvertement plusieurs anciens employés du président, dont l’ex-directeur du renseignement national Dan Coats, l’ex-secrétaire à la Défense James Mattis et l’ex-secrétaire d’État Rex Tillerson, qui se sont tous heurtés à l’entêtement du président Trump, convaincu d’avoir toujours raison.

En quête de vérité

M. Woodward a été confronté lui-même à cette intransigeance. À un certain point, armé d’une liste de 14 priorités, il a bombardé de questions le président pour savoir ce qu’il prévoyait faire notamment pour améliorer le dépistage, la coopération internationale ou la collecte de renseignements.

Comme plusieurs, cela n’a rien donné.

« Il m’a repoussé, moi et ma liste. Au-delà d’être journaliste, j’étais inquiet pour le pays », a-t-il raconté dans son livre.

Bob Woodward se décrit lui-même comme un journaliste « de la vieille garde », pour qui essayer d’influencer les politiques publiques ne fait pas partie de sa description de tâche, une philosophie qu’il a apprise du rédacteur en chef du Washington Post, Ben Bradlee, à l’époque du Watergate.

« Ce n’est pas notre métier, celui de changer la politique publique, d’influencer la politique publique, d’influencer politique. Il s’agit de “faire sortir la meilleure version possible de la vérité” », a-t-il souligné.

Mais avec M. Trump, il s’est retrouvé à s’efforcer de mieux comprendre l’homme et il a été incapable de résister à porter un jugement sur un président qui « ne connaît pas la différence entre un mensonge et une vérité », selon son propre ancien secrétaire de la Défense.

« Ce n’est pas une qualification pour le poste de président des États-Unis », a-t-il soutenu.

La vérité finit par émerger

Bob Woodward a rappelé comment les reportages les plus importants du Post sur le Watergate ont été publiés en septembre et octobre 1972. Richard Nixon avait malgré tout été réélu, revendiquant la victoire dans 49 des 50 États.

Son mentor était étonnamment optimiste.

« Bradlee a dit : “OK, nous avons fait notre travail. Les gens peuvent accepter ou ne pas accepter cela.” Et puis les gens se rendent compte que non seulement ce que nous avions écrit était vrai, mais en fait sous-estimé », a-t-il déclaré.

« C’était le processus en évolution. Il a toujours dit que la vérité émerge. Et je crois que c’est vrai. »

Sort incertain de l’élection

Quant à savoir comment les Américains se comporteront le 3 novembre et après, il croit que ce sera moins clair.

Il semble profondément inquiet du risque d’un chaos au pays, étant donné le nombre d’électeurs qui prévoient voter par correspondance en temps de COVID-19.

Alors que le président cherche, publiquement et sans preuve, à discréditer le vote par correspondance, les observateurs craignent qu’un retard dans les résultats ne se combine avec un soutien des votes en personne à M. Trump, ce qui pourrait aboutir à un résultat chaotique, incertain et contesté dans les semaines qui suivent.

« Je pense que c’est un tirage au sort ; je pense qu’il pourrait gagner, et je pense qu’il pourrait perdre », a avancé M. Woodward.

« Nous nous dirigeons vers un blizzard, un blizzard politique, électoral et moral. Cela va nous mettre à l’épreuve. »