(OSHKOSH et MILWAUKEE, Wisconsin) Le Wisconsin fait partie des États qui pourraient avoir le dernier mot sur le résultat du 3 novembre. Battus par les républicains en 2016, les démocrates sont gonflés à bloc cette année, portés entre autres par une communauté noire en colère contre Donald Trump. Premier d’une série de six reportages réalisés sur le terrain dans des États-pivots.

Un comté, deux mondes

PHOTO KAMIL KRZACZYNSKI, AGENCE FRANCE-PRESSE

Des partisans de Donald Trump se rendent à un rassemblement électoral du président républicain, à Oshkosh, au Wisconsin, le 17 août.

Fidèle à ses habitudes électorales, Jim Emerson a planté des affiches devant sa maison pour rappeler au voisinage son appui indéfectible au Parti démocrate et à son candidat actuel à la présidence.

« C’est ma façon d’exprimer mon opinion politique sans être désagréable », dit ce vétéran de la guerre du Viêtnam dont le voisin d’en face a hissé au sommet d’un mât le drapeau de Donald Trump.

Mais un phénomène inédit en huit ans s’est produit cet été dans le quartier résidentiel de Jim Emerson, situé à Oshkosh, ville moyenne du centre du Wisconsin, État du Midwest qui pourrait décider de l’issue de l’élection du 3 novembre. Pour la première fois depuis la dernière campagne de Barack Obama, le retraité de 70 ans n’y est plus le seul, ou presque, à montrer ses couleurs démocrates à l’approche d’un scrutin.

« Si vous continuez à rouler dans cette rue, vous verrez plusieurs autres affiches de Joe Biden. Je ne veux pas m’en attribuer le mérite, mais elles ont commencé à apparaître après la mienne », dit celui qui se décrit comme un col bleu après avoir travaillé comme superviseur dans une usine et comme gardien dans une prison.

PHOTO RICHARD HÉTU, COLLABORATION SPÉCIALE

Jim Emerson devant chez lui, à Oshkosh

En 2016, j’étais le seul à avoir une affiche d’Hillary Clinton. Les gens sont aujourd’hui à l’aise de s’afficher pour Joe Biden.

Jim Emerson, partisan démocrate d’Oshkosh

Une telle anecdote ne permet de tirer aucune conclusion ferme sur la façon dont votera Oshkosh, siège du comté baromètre de Winnebago, où les électeurs ont opté pour Barack Obama en 2008 et en 2012 avant de jeter leur dévolu sur Donald Trump en 2016.

« Gonflés à bloc »

Mais elle ne surprend pas Kathy Zuehlsdorf, présidente du Parti démocrate du comté de Winnebago. Dans le centre-ville quasi désert d’Oshkosh en raison de la pandémie de coronavirus, son local est le seul endroit où des gens entrent et sortent sans cesse, les bras souvent chargés d’affiches électorales.

PHOTO RICHARD HÉTU, COLLABORATION SPÉCIALE

Kathy Zuehlsdorf, devant une pancarte qui affirme que « les démocrates du comté de Winnebago accueillent tout le monde ».

« En 2016, nous étions occupés les samedis ; cette année, nous sommes occupés tout le temps. Nous sommes gonflés à bloc », dit-elle à travers un masque qui lui couvre la moitié du visage.

Cette attitude se situe aux antipodes de celle qui avait cours en 2016 chez les démocrates de Winnebago et du reste du Wisconsin, selon Kathy Zuehlsdorf.

« Les démocrates ne sont tout simplement pas sortis pour voter en 2016 », dit-elle, en attribuant cette faible participation à la décision d’Hillary Clinton de ne pas mettre les pieds une seule fois au Wisconsin lors des derniers mois de la campagne.

Résultat : Donald Trump a devancé sa rivale démocrate par 6398 voix dans le comté de Winnebago et par 22 748 voix, ou 0,77 %, à l’échelle de l’État. Le Wisconsin, tout comme le Michigan et la Pennsylvanie, a ainsi basculé de justesse dans le camp républicain et joué un rôle déterminant dans l’élection du promoteur immobilier.

Et cet État à dominante rurale pourrait faire pencher la balance lors du scrutin de novembre, selon certains analystes. Or, cette fois-ci, les démocrates seront au rendez-vous, prédit Kathy Zuehlsdorf, qui en a pour preuve leur mobilisation supérieure lors d’élections récentes, dont l’une a permis à une juge progressiste de déloger un juge conservateur à la Cour suprême de l’État en avril dernier.

« Les gens prennent les choses tellement au sérieux qu’ils ont fait la queue pendant la pire période de la pandémie », dit la responsable démocrate.

Un adepte de QAnon

Casquette sur la tête et lunettes noires sur le nez, Chris Geier décrit une tout autre réalité. Âgé de 41 ans, cet ingénieur électromécanique dit faire partie des nombreux électeurs du comté de Winnebago qui sont passés de Barack Obama à Donald Trump après avoir cessé de croire aux « mensonges des médias ».

PHOTO RICHARD HÉTU, COLLABORATION SPÉCIALE

Chris Geier, partisan de Donald Trump et... adepte de QAnon

« Beaucoup plus de gens se rendent compte du bien que le président fait et ont cessé de croire aux choses négatives que la presse dit à son sujet », dit-il en se tenant parmi une foule de partisans de Donald Trump près de l’aéroport d’Oshkosh, où ce dernier doit atterrir et prononcer un discours.

« Les gens commencent à creuser un peu plus loin et à comprendre. Je pense que Trump pourrait remporter 48 États, peut-être même 49.

– Vous blaguez ?

– Non, il pourrait même faire passer la Californie au rouge. »

Après avoir utilisé le mot « maléfique » pour qualifier Hillary Clinton et expliquer son rejet de la candidate démocrate en 2016, Chris Geier passe aux aveux : il est un adepte de QAnon, ce mouvement conspirationniste qui voit Donald Trump en sauveur capable de mettre fin à un complot ourdi par des pédophiles et des cannibales, démocrates pour la plupart.

« Je ne veux pas paraître fou », précise-t-il avant de mentionner une théorie impliquant Hillary Clinton et son ancienne collaboratrice, Huma Abedin, dans l’agression sexuelle et le meurtre d’une fillette.

Parmi les nombreux partisans de Donald Trump rencontrés ce jour-là, Chris Geier est loin d’être le seul à avoir « fait ses recherches ».

Le thème de l’ordre public

Même les républicains plus traditionnels ont une vision de la réalité qui confondrait leurs voisins démocrates. Assise sur une chaise pliante, Lorel Werner explique son appui à Donald Trump en saluant son opposition à l’avortement, ses politiques économiques et son appui aux fermiers.

PHOTO RICHARD HÉTU, COLLABORATION SPÉCIALE

Partisane du président républicain, Lorel Werner affiche fièrement ses couleurs : « Les femmes du Wisconsin aiment Trump », peut-on lire sur son t-shirt.

Mais l’orthophoniste d’Oshkosh voit comme à une conspiration la façon dont les médias et les démocrates parlent de la pandémie.

« Je pense qu’ils exagèrent ce truc pour nuire au président. Je vois ça comme une tactique pour susciter la peur », dit-elle, vêtue d’un t-shirt proclamant l’appui des femmes du Wisconsin au président. « On me dit : ‟On sait bien, tu écoutes Fox News.” Je leur dis : ‟Au moins, sur Fox News, on entend les deux côtés.” »

D’autres républicains n’ont plus qu’une préoccupation : les violences qui accompagnent certaines manifestations contre la brutalité policière. C’est le cas de Gene Wagner, soudeur à la retraite.

PHOTO RICHARD HÉTU, COLLABORATION SPÉCIALE

Gene Wagner, partisan de Donald Trump

Je ne reconnais plus le Parti démocrate. Dans ma jeunesse, c’était le parti des travailleurs. Aujourd’hui, ce parti semble sympathiser avec les anarchistes, les radicaux et même les criminels. Regardez ce qui se passe dans des villes démocrates comme Portland, Seattle et Chicago. Je ne comprends pas comment des gens de bonne foi peuvent songer à leur confier la présidence.

Gene Wagner, partisan de Donald Trump

Après l’affaire Jacob Blake, qui a été suivie par des pillages et des incendies à Kenosha, dans le sud du Wisconsin, Donald Trump espère que ce sentiment lui vaudra un nouveau triomphe dans l’État.

Mais le thème de l’ordre public n’aura aucun effet sur le vote de Joan Murray, une enseignante de 35 ans.

« Le président ne cherche qu’à attiser les divisions, dit-elle en promenant son chien dans un parc d’Oshkosh. Les gens en ont assez de ce type de leadership. »

Reste à voir quelle réalité triomphera le 3 novembre dans le comté de Winnebago et dans le reste du Wisconsin. 

Des Noirs « en colère contre Trump »

PHOTO KEREM YUCEL, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Une militante est en larmes lors d’une manifestation dénonçant la visite du président Donald Trump à Kenosha, au Wisconsin, le 1er septembre.

Avant même l’affaire Jacob Blake, survenue le 23 août à 60 km au sud de Milwaukee, Andrew Morton considérait l’élection présidentielle du 3 novembre comme une question de vie ou de mort, du moins pour la démocratie de son pays. D’où la détermination de cet Afro-Américain de 55 ans de ne pas bouder les urnes comme il l’a fait en 2016.

« La survie de notre démocratie est en jeu », a dit le gérant d’un restaurant de Bronzeville, quartier noir de Milwaukee, attablé à la terrasse d’un concurrent du centre-ville avec sa femme.

PHOTO RICHARD HÉTU, COLLABORATION SPÉCIALE

Andrew Morton et Deborah Henry-Young

Si Donald Trump est réélu, c’est fini. Ce qui se passe en Biélorussie va se produire ici. Espérons que l’Amérique n’en arrivera pas là.

Andrew Morton, résidant de Bronzeville

Entre deux lampées de bière, Andrew Morton attribue sa décision de ne pas exercer son droit de vote il y a quatre ans à la nature « toxique » de l’affrontement entre les deux principaux candidats présidentiels en lice.

« J’ai l’habitude de suivre les débats présidentiels, mais je ne les ai même pas regardés en 2016. J’en avais assez des insultes. Et puis Hillary traînait trop de casseroles. »

« Qu’en est-il de Trump ? », a interjeté sa femme, Deborah Henry-Young, une pointe d’irritation dans la voix. « Il n’en avait pas, lui, des casseroles ? Ça ne compte pas parce que c’est un homme ? »

Pas de passion pour Clinton

Quelles que soient ses motivations, Andrew Morton n’est pas un cas isolé. Lors du dernier scrutin présidentiel, de nombreux Afro-Américains de Milwaukee et d’ailleurs au Wisconsin n’ont pas voté. Selon une étude publiée en 2017, le taux de participation de cet électorat est passé de 74 % en 2012, année de la dernière élection de Barack Obama, à 55,1 % en 2016.

Plus d’un facteur explique ce déclin. Une toute nouvelle loi forçant les électeurs du Wisconsin à présenter une pièce d’identité avec photo a notamment eu un effet à la baisse sur la participation des Noirs les plus défavorisés, qui en sont souvent dépourvus.

Mais il ne fait pas de doute que la communauté afro-américaine de Milwaukee ou des autres grandes villes du Wisconsin ne s’est pas enthousiasmée pour Hillary Clinton.

Or, s’il faut en croire Angela Lang, Joe Biden ne fera pas face à ce problème en novembre. Pas après un printemps et un été marqués par plusieurs évènements traumatisants pour les Afro-Américains, du meurtre de George Floyd, à Minneapolis, à l’affaire Jacob Blake, à Kenosha, ville du Wisconsin où un policier blanc a tiré sept balles à bout portant dans le dos de l’homme noir de 29 ans.

« Le jour et la nuit »

« Les gens sont frustrés et épuisés », a dit la fondatrice de BLOC, coalition qui travaille à mobiliser l’électorat noir de Milwaukee.

Ils sont en colère contre Trump. Ils vivent de véritables drames et deuils dans leur communauté et le président ne semble qu’à chercher à diviser la population. Il a même défendu l’adolescent qui a tué deux personnes et en a blessé une autre à Kenosha.

Angela Lang, fondatrice de BLOC, coalition qui travaille à mobiliser l’électorat noir de Milwaukee

« Le seul fait que son nom soit sur le bulletin de vote en novembre sera pour plusieurs une raison d’aller voter. La présence de Kamala Harris sur le ticket démocrate en sera une autre. »

Et Joe Biden ?

« Les gens le voient comme une solution de rechange à Donald Trump, comme quelqu’un qui va écouter et s’attaquer aux problèmes plutôt que d’attiser les flammes de la haine, a répondu Angela Lang. Je pense qu’il a démontré ces qualités lors de sa visite à Kenosha. Entre lui et Donald Trump, c’est le jour et la nuit. »

Reste que la rhétorique de Donald Trump sur la loi et l’ordre a peut-être fait mouche auprès d’une partie de l’électorat du Wisconsin. En juin dernier, 61 % des électeurs de l’État appuyaient le mouvement de contestation qui a suivi la mort de George Floyd, selon un sondage de l’Université Marquette. Fin août, cet appui était tombé à 48 %.

En revanche, une forte majorité des électeurs (58 %) continuaient à désapprouver la façon dont le président avait géré les manifestations contre la brutalité policière.

L’objectif d’un républicain

Christopher McDonald, coiffeur de 45 ans, fait partie des critiques les plus féroces de Donald Trump au sein de la communauté noire de Milwaukee. Mais il est également de ceux qui affichent le plus grand cynisme ou la plus grande indifférence à l’égard de la politique.

PHOTO RICHARD HÉTU, COLLABORATION SPÉCIALE

Christopher McDonald

« La seule différence entre Donald Trump et les autres présidents, c’est qu’il dit directement aux gens à quel point il est raciste, dit-il après avoir coupé les cheveux et taillé la barbe d’un client dans un salon de coiffure situé dans un des quartiers du nord de Milwaukee, où la pauvreté saute aux yeux.

– Barack Obama n’était pas mieux que lui ?

– Qu’est-ce que Barack Obama a fait ? Rien. La police a tué autant de Noirs en toute impunité sous sa présidence qu’elle le fait sous la présidence de Donald Trump. Obama paraissait mieux, c’est tout.

– Voterez-vous en novembre ?

– Nah, je ne perds plus mon temps avec ça, mec. »

Christopher McDonald est le genre d’homme auquel Khenzer Senat s’intéresse. Le Parti républicain du Wisconsin a chargé ce fils d’immigrés haïtiens de répandre la bonne nouvelle aux Afro-Américains désabusés de Milwaukee sur les réalisations de Donald Trump en matière d’économie, d’éducation et de justice pénale.

« Quand je peux expliquer aux gens comment les Afro-Américains ont profité des politiques du président, cela change leur perception des républicains », dit l’ancien joueur de football universitaire dans un local situé sur le boulevard Martin Luther King Jr, dans le quartier Bronzeville.

Plus tard, il ajoutera : « Donald Trump a reçu 8 % du vote noir en 2016. Je crois fermement que si nous obtenons 12 % de cet électorat en 2020, nous remporterons le Wisconsin, ce qui assurera la réélection du président. »

À lire samedi prochain : la Pennsylvanie