Chaos, méfiance et incertitude : le legs des quatre années de Donald Trump à la Maison-Blanche en ce qui concerne le droit de vote aux États-Unis est une « menace à la démocratie », disent des experts, qui prévoient une avalanche de problèmes concentrés dans des quartiers à majorité noire et hispanique à l’élection présidentielle de novembre.

« Les élections vont être un gâchis. »

Professeure de droit, analyste juridique pour CBS News et auteure d’un tout nouveau livre sur les élections américaines, Kimberly Wehle ne mâche pas ses mots.

En novembre, dit-elle, on peut s’attendre à ce que des dizaines, voire des centaines de milliers d’électeurs américains ne puissent pas voter.

Certains constateront que leur nom a été rayé de la liste électorale à cause d’un accent, d’un trait d’union ou d’une faute de frappe dans leur nom dans la liste, dit-elle. En 2018, plus de 53 000 électeurs avaient été mis de côté de cette façon quelques jours avant l’élection du gouverneur en Géorgie. Le vainqueur, le républicain Brian Kemp, l’a finalement emporté avec 54 000 voix d’avance sur sa rivale démocrate.

67 %
Proportion d’Américains qui croient que la pandémie de COVID-19 nuira à la possibilité qu’auront les gens de voter aux élections de novembre.

Dans certains États, l’accès aux bureaux de scrutin pourrait aussi être difficile dans les quartiers à forte proportion d’électeurs latinos ou noirs, qui votent traditionnellement pour les démocrates.

« En Géorgie, encore une fois, on l’a vu cette année lors des primaires, où des gens devaient attendre parfois cinq heures pour voter, dit Mme Wehle en entrevue téléphonique. Une mère seule qui a deux emplois va-t-elle vraiment perdre une journée pour aller voter ? »

Lors des primaires au Wisconsin, au printemps, le nombre de bureaux de scrutin était passé de 180 à 5 à Milwaukee, la plus grande ville de l’État. Cela a eu pour effet de produire des queues interminables d’électeurs exaspérés munis de masques, bravant les risques de contagion pour aller voter.

70 %
Proportion d’Américains favorables à ce qu’on permette à ceux qui le veulent de voter par correspondance, une façon de faire à laquelle s’oppose l’administration Trump

Vu par plusieurs experts comme une façon sécuritaire de tenir des élections durant la pandémie, le vote par la poste est menacé dans plusieurs États : le Parti républicain et l’équipe de campagne pour la réélection de Donald Trump ont déposé des poursuites dans une douzaine d’États afin de le faire interdire. Ils soutiennent que le vote par la poste peut faciliter la fraude, alors que ce type de fraude électorale aux États-Unis est particulièrement rare.

Au centre de l’attention

Samedi, des médias américains ont rapporté que la poste nationale avait envoyé fin juillet plusieurs lettres à la plupart des États. Objectif : avertir ceux-ci que des millions de bulletins de vote envoyés par la poste pourraient ne pas arriver à temps pour être comptabilisés, en novembre prochain.

PHOTO SAUL LOEB, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des médias américains ont rapporté que la poste nationale avait envoyé fin juillet plusieurs lettres à la plupart des États. Objectif : avertir ceux-ci que des millions de bulletins de vote envoyés par la poste pourraient ne pas arriver à temps pour être comptabilisés, en novembre prochain.

En réaction, le service postal a assuré que malgré ces signalements, il demeure « bien préparé et pleinement capable de livrer le courrier électoral des États-Unis », dans un communiqué rapporté par CNN.

Il n’en fallait pas plus, cependant, pour faire réagir le monde politique. « Les démocrates savent que l’élection de 2020 sera un bazar frauduleux. Nous ne saurons peut-être jamais qui a gagné », a dit Donald Trump sur sa page Twitter. En mars, le président avait dit ouvertement qu’il cherchait à limiter le droit de vote. « Si vous permettez à tout le monde de voter, les républicains ne gagneront plus jamais d’élections », avait-il déclaré.

Vendredi, l’ex-président Barack Obama est aussi revenu à la charge en critiquant vivement les « tentatives pour saper l’élection » de Donald Trump. « Tout le monde dépend de l’USPS [United States Postal Service]. Les aînés pour leur sécurité sociale, les vétérans pour leurs ordonnances, les petites entreprises qui essaient de garder leurs portes ouvertes. Ils ne peuvent pas être des dommages collatéraux pour une administration plus soucieuse de supprimer le vote que de supprimer un virus », a-t-il écrit.

Fin juillet, M. Obama avait attaqué une première fois son successeur sur cet enjeu, pendant un discours prononcé lors des funérailles de John Lewis, à Atlanta. « Alors que nous sommes assis ici, ceux au pouvoir font tout leur possible pour décourager les gens d’aller voter », avait-il dit, en condamnant la fermeture de bureaux de vote et « les lois restrictives » compliquant l’inscription « des minorités et des étudiants » et « l’affaiblissement des services postaux ».

Le fait que Donald Trump ait commué la peine de prison de son ami et collaborateur Roger Stone, reconnu coupable de faux témoignages et d’entrave à la justice dans l’enquête Mueller sur l’ingérence de la Russie dans l’élection de 2016, montre aussi que la même chose pourrait se répéter cette année, dit Mme Wehle.

Trump ne semble pas préoccupé par l’ingérence de pays étrangers; au contraire, à quelques mois de l’élection, il envoie les signaux qu’il l’encourage.

Kimberly Wehle

C’est au procureur général des États-Unis de voir à ce que les entorses suspectées au droit de vote fassent l’objet d’une enquête et soient punies, note Mme Wehle. « Mais, sous Trump, le département de la Justice s’est désintéressé des plaintes liées au droit de vote. Il n’y a pas de poursuites, pas de sanctions. Bref, en novembre, il n’y aura pas de policiers pour surveiller le vote. Le gouvernement ne sauvera pas l’élection. »

Victoire écrasante

Pour avoir une chance de remporter les élections cet automne, les démocrates doivent donc générer une « vague bleue », une victoire si importante que les électeurs qui n’auraient pas pu voter n’auraient pas déterminé l’issue du scrutin. Pour cela, les démocrates doivent gagner là où ils ne gagnent pas habituellement.

Les démocrates pourraient-ils l’emporter… au Texas ?

Antonio Arellano, directeur général par intérim de Jolt, un groupe de défense des électeurs latinos établi à Houston, au Texas, note que les efforts pour inscrire les gens sur la liste électorale portent leurs fruits : le Texas compte maintenant 16,4 millions d’électeurs inscrits, soit 2,1 millions de plus qu’en 2016, une hausse de 15 %.

« Le Texas est l’un des rares États qui ne permettent toujours pas aux électeurs de s’inscrire en ligne, donc il faut tout faire à la main, ce qui dissuade les gens, surtout les jeunes, dit-il en entrevue téléphonique. C’est beaucoup de travail de les joindre, surtout durant une pandémie, mais nos efforts produisent des résultats encourageants. »

Le Texas est bien sûr un État rouge, qui vote républicain aux élections fédérales de génération en génération. Depuis des années, les experts en démographie disent que la population latino grandissante de l’État va changer la donne dans les bureaux de scrutin.

Antonio Arellano note que le changement pourrait se faire sentir dès cette année : les derniers sondages montrent que Joe Biden et Donald Trump sont au coude à coude dans les intentions de vote au Texas. En 2016, Trump avait remporté le Texas avec 9 points d’avance sur Hillary Clinton.

Le fait que le Texas soit en jeu pour les démocrates cette année est sans précédent, et montre à quel point les Latinos forment un bloc électoral déterminant. Est-ce que Biden pourrait remporter le Texas et ses 38 votes au collège électoral – soit le deuxième prix des élections, après la Californie ? Les chiffres nous montrent que c’est une possibilité.

Antonio Arellano

Kimberly Wehle affirme quant à elle que les élections détermineront bien plus que l’identité du prochain occupant de la Maison-Blanche. L’avenir du pays est en jeu.

« Si Trump obtient quatre années de plus, je crois que la démocratie américaine est finie, dit-elle. Je le crois réellement. Trump va utiliser la justice américaine pour attaquer ses ennemis politiques et son pouvoir pour aider ses amis. Les attaques qu’on a vues contre des manifestants pacifiques seront intensifiées et banalisées… Ce sera un peu comme entrer dans un épisode de La servante écarlate. Nous aurons un système politique, mais ce ne sera plus la démocratie américaine. »

– Avec Henri Ouellette-Vézina, La Presse