La sociologue américaine Andrea S. Boyles étudie depuis plusieurs années les mouvements de contestation de la communauté noire. L’auteure de You Can’t Stop the Revolution, qui revenait sur les manifestations de Ferguson provoquées par la mort d’un jeune Afro-Américain en 2014 et l’émergence du mouvement Black Lives Matter, a accordé une entrevue à La Presse sur les récents événements aux États-Unis.

Q. Comment ce qui se passe actuellement aux États-Unis se compare-t-il avec les manifestations passées ?

R. Par rapport à Ferguson [ville du Missouri où a eu lieu une vague de manifestations après qu’un policier blanc eut abattu un jeune Noir non armé en 2014], je crois que ce qu’il y a de similaire est que les gens sont fatigués que des citoyens noirs soient tués par les forces de l’ordre, les gens en ont ras-le-bol de l’étendue du racisme et sont prêts à s’investir pour que ça s’arrête. Les gens sont prêts à se relever les manches et à s’engager dans le processus, à faire entendre leur voix, pour que le changement soit possible. Je crois que ce qui aide le mouvement cette fois-ci, c’est qu’il y a plusieurs organisations qui ont émergé de la base et qui sont mieux établies, plus reconnues qu’il y a six ans. Elles ont eu l’occasion de s’organiser, de se mobiliser plus rapidement, avec un programme concret. […] La différence n’est pas tant dans la stratégie, mais dans le fait qu’elles ont maintenant un plan d’action pour se mobiliser, savoir à quoi s’attendre de la part des autorités. Ça fait un monde de différence par rapport à Ferguson, où les organisations étaient embryonnaires.

PHOTO FOURNIE PAR ANDREA S. BOYLES

La sociologue américaine Andrea S. Boyles

Q. On voit des policiers s’agenouiller devant les manifestants. Est-ce que cela est le signe d’un changement ?

R. Selon mes recherches et ce que je sais du racisme et de la discrimination historiquement, je n’irais pas jusqu’à suggérer qu’il y a un changement au-delà d’une volonté de désescalade. Quand je vois ça – et je ne suggère pas que ce n’est pas sincère –, je me dis que c’est une bonne chose, mais c’est aussi un moyen de désescalade pendant que les gens sont en action directe. […] Sans autres changements, je ne vois pas d’effet direct, puisque c’est dans la culture qu’il y a un problème et que ça a perpétué le meurtre de citoyens noirs.

Q. Est-ce que vous voyez l’ampleur des manifestations comme l’indice d’un tournant ?

R. Je l’espère, mais je ne peux pas vraiment le dire, alors qu’on essaie de changer 400 ans de discrimination raciale. Si un changement peut s’opérer en quelques semaines, en quelques mois, je ne pourrais le dire, surtout sachant l’ampleur du travail qui reste à faire pour exposer la discrimination, modifier les comportements. […] Je pense que c’est une accumulation de manifestations et de choses comme ça, il peut y avoir du changement à certains degrés, mais pas de façon immédiate.

Q. On constate de la violence, parfois dans les tactiques des autorités, mais aussi du côté des manifestants, avec du vandalisme et des vols. Est-ce que cela devient inévitable dans de tels mouvements ?

R. Chaque fois que les gens résistent au statu quo, il va y avoir une réponse défavorable de l’État. Dans les manifestations, et plus particulièrement quand ce sont des Noirs qui manifestent, ça se traduit souvent par une réponse violente de l’État. En partie à cause de l’histoire raciste de cette nation. C’est une chose de résister au statu quo et de se battre, c’en est une autre de le faire et d’être Noir, parce que les stéréotypes dépeignent souvent les Noirs de façon discriminatoire comme étant menaçants, criminels. […]

Pour ce qui est des personnes qui participent aux manifestations, il n’y a pas de manifestant type. Les motifs de chacun sont différents. Je n’ai jamais vu d’organisateurs de mouvements noirs mettre en place une telle stratégie [de vandalisme et de vols]. Quand des gens le font, ce n’est pas clair pour quelles raisons, ça peut être de la frustration et de la colère. […] D’un point de vue sociologique, chaque fois qu’on a un grand nombre de personnes réunies, que ce soit dans une manifestation noire ou dans un événement sportif, les esprits s’échauffent et il va toujours y avoir un petit nombre de personnes qui va faire quelque chose d’insensé qui n’est pas représentatif du groupe entier.

Q. Y a-t-il quelque chose que vous voudriez ajouter ?

R. Je veux rendre hommage à George Floyd et à toutes les familles qui ont perdu un être cher à la suite d’un meurtre raciste. Ce sont les familles qui vivent avec les conséquences de ces actes. Ce qu’il sera intéressant de voir ensuite, avec le nombre d’arrestations [de personnes accusées d’actes de violence racistes] un peu partout au pays, c’est combien vont se transformer en réelles condamnations, et de quoi elles auront l’air. Ce sera un indicateur du progrès et de l’avancement possibles dans cette nation.

Certains propos ont été abrégés pour faciliter la lecture.