(New York) Fallait-il publier des détails susceptibles d’identifier l’agent à l’origine de la procédure de destitution contre Donald Trump ? En le faisant, le New York Times a suscité la polémique et relancé le débat sur la protection des lanceurs d’alerte, dans un climat politique délétère.

Après la publication du rapport accusant Donald Trump d’avoir sollicité « l’ingérence d’un pays étranger dans l’élection de 2020 », le quotidien new-yorkais avait donné jeudi des éléments d’identification : il précisait qu’il s’agissait d’un agent de la CIA, un temps posté à la Maison-Blanche, expert des dossiers européens et de la situation politique en Ukraine.

Les avocats de ce lanceur d’alerte, comme d’autres personnes travaillant dans les renseignements, ont jugé ces révélations « dangereuses » pour leur client, tant professionnellement que personnellement.  

Les appels à annuler les abonnements au puissant journal, sous le mot-dièse #CancelNYT, se sont multipliés sur les réseaux sociaux, où certains demandaient la démission de son directeur de la rédaction, Dean Baquet.  

Le New York Times se défend

Ce dernier s’est défendu. Il a expliqué que Donald Trump et ses partisans avaient attaqué la crédibilité du lanceur d’alerte et que ces précisions devaient permettre aux lecteurs de « juger par eux-mêmes » de sa crédibilité.

Mais ces explications n’ont pas convaincu tout le monde.

« C’est une décision difficile. Le New York Times s’est retrouvé pris entre deux principes d’éthique concurrents », estime Jon Marshall, professeur à l’école de journalisme de l’université Northwestern.  

D’un côté, « chercher la vérité et la publier », de l’autre, « limiter les torts causés, ce qui implique de ne pas mettre en danger les sources, » dit-il. Le tout dans un contexte de concurrence exacerbée par des cycles d’information de plus en plus courts, qui laissent aux médias « peu de temps » pour peser les conséquences de leurs décisions.

Comme d’autres, M. Marshall estime que « seule une ou deux personnes » correspondent vraisemblablement à la description du lanceur d’alerte donnée par le journal.  

Et que ce dernier l’a donc mis « potentiellement en danger », d’autant que certains partisans de M. Trump « agissent parfois de façon extrême » contre ses adversaires.  

Pour lui, le décrire comme un agent expérimenté de la CIA aurait suffi à établir sa crédibilité.

Tout en estimant lui aussi que cet homme pourrait être en danger, Todd Gitlin, professeur de journalisme à l’université Columbia, juge la décision du quotidien « justifiée ».

En tant qu’agent de la CIA, il devait « savoir qu’il y avait des risques et avoir pris ses précautions », dit-il.

De plus, « il travaille pour une organisation dédiée à la sécurité ».  Si sa hiérarchie manquait de le protéger, même dans le climat politique actuel polarisé, « des têtes tomberaient », assure-t-il.

Futur héros ?

Contrairement à Edward Snowden, l’employé de l’agence de renseignements NSA qui avait révélé à la presse l’existence d’un système de surveillance mondiale des communications et d’internet ou à Chelsea Manning, soldat qui avait transmis des milliers de documents à WikiLeaks en 2010, cet agent semble très prudent : il a respecté toutes les règles sur les dépôts de plainte et travaillé en concertation avec des avocats spécialisés, souligne Kathleen McClellan, sous-directrice du programme de protection des lanceurs d’alerte de l’ONG « ExposeFacts ».

Mais quelqu’un venu des renseignements est toujours très exposé au risque de représailles, souligne cette experte.

Contrairement à d’autres secteurs professionnels, il ne peut pas saisir les tribunaux contre son employeur et n’a d’autre recours que de se plaindre auprès du pouvoir exécutif : si le président voulait lui faire payer son geste, il ne pourrait donc se plaindre… qu’à la présidence, dit-elle.

Pour Mme McClellan, les médias doivent donc « respecter le droit à l’anonymat des lanceurs d’alerte », et « se concentrer sur leurs révélations ».

L’argument de la « crédibilité » avancé par le New York Times ne tient pas, selon elle, car l’inspecteur des renseignements auquel l’agent a envoyé son rapport l’avait déjà jugé « crédible », un fait « inhabituel ».

Quoi qu’il en soit, Todd Gitlin s’attend à ce que l’identité du lanceur d’alerte soit bientôt connue, d’autant que le Congrès souhaite l’auditionner.

Et lorsqu’il sera révélé, « son nom s’inscrira à jamais dans les livres d’histoire, comme Daniel Ellsberg », l’ex-analyste militaire qui avait fait fuiter des documents confidentiels sur la planification de la guerre au Vietnam, pronostiquait vendredi l’historien Douglas Brinkley, dans le Washington Post.