(New York) Le « gerrymandering » — redécoupage partisan de la carte électorale — sera un enjeu crucial des prochaines élections américaines.

À entendre les Américains, la prochaine élection est toujours la plus importante de l’histoire, ou presque. En 2020, elle sera certes cruciale. Mais pas seulement pour déterminer l’occupant de la Maison-Blanche. La semaine dernière, la Cour suprême des États-Unis lui a conféré un autre enjeu capital.

Par cinq voix contre quatre, la plus haute instance américaine a donné le feu vert au « gerrymandering » extrême. Cette pratique consiste au redécoupage des circonscriptions électorales à des fins lourdement partisanes. S’exprimant au nom de la majorité conservatrice, le juge en chef John Roberts a conclu que le « gerrymandering » partisan, aussi injuste soit-il, soulève des « questions politiques » qui ne relèvent pas des tribunaux fédéraux.

Dans l’immédiat, cette décision laisse en place les cartes électorales de quatre États — Caroline du Nord, Maryland, Ohio et Michigan — qui avaient été jugées inconstitutionnelles par des instances inférieures. Au nom de la minorité progressiste de la Cour suprême, la juge Elena Kagan l’a vivement dénoncée, y voyant une menace pour « notre système de gouvernement ».

Mais la bataille politique et juridique autour du « gerrymandering » est loin d’être terminée. En 2020, elle se déplacera notamment dans les États où cette pratique est la plus flagrante, en Caroline du Nord, en Géorgie et au Texas, entre autres. 

Le parti qui contrôlera le Parlement de ces États sera en mesure de dicter le redécoupage des circonscriptions locales et fédérales de ces mêmes États pour la prochaine décennie.

Or, au Texas, pour ne citer qu’un exemple, les démocrates n’ont besoin que de 9 sièges (sur 130) pour devenir majoritaires au sein de la Chambre. Les républicains de l’État ne cachent pas leur nervosité face à une telle perspective.

« Tout revient au redécoupage », a déclaré la sénatrice locale Kelly Hancock lors d’une rencontre avec des militants du Tea Party à la mi-juin. « Il n’y a rien de plus important — non seulement pour le Texas, mais également pour le pays — que de garder le contrôle de la Chambre du Texas à l’approche du redécoupage. Car si nous perdons le Texas, nous perdons le pays. »

La question du recensement

Il faut rappeler que le redécoupage des circonscriptions électorales se produit tous les 10 ans à la lumière des données du recensement (le prochain aura lieu en 2020). Pour le moment, seulement neuf États, dont la Californie, le New Jersey et le Michigan, ont confié cet exercice à des commissions indépendantes. D’autres, dont l’Arkansas, le Nebraska et l’Oklahoma, pourraient les imiter selon les résultats de référendums sur cette question qui seront tenus en novembre 2020.

Dans plusieurs autres États, les républicains ont profité de leurs gains électoraux de 2010, et de la précision de nouveaux logiciels, pour pratiquer le « gerrymandering » à un niveau inégalé. Dans un contexte de polarisation politique exacerbée, ils se sont donc réjouis de la décision de la Cour suprême.

N’empêche, l’instance a aussi infligé un revers aux républicains, la semaine dernière. Elle a bloqué, au moins temporairement, la question sur la citoyenneté que l’administration veut ajouter au recensement de 2020, qui guidera les responsables du redécoupage des circonscriptions électorales de 2021.

Se joignant à la minorité progressiste de la Cour, John Roberts a ni plus ni moins accusé le secrétaire au Commerce, Wilbur Ross, d’avoir menti pour justifier l’ajout de cette question.

Ce dernier avait fait valoir qu’il devait l’inclure dans le recensement de 2020, dont il a la responsabilité, afin d’assurer une meilleure application de la loi sur le droit de vote de 1965. Un mensonge cousu de fil blanc s’il en est un.

L’administration Trump devra donc refaire ses devoirs pour convaincre les juges d’une instance inférieure de sa bonne foi. Mais elle devra faire vite. Si elle n’obtient pas gain de cause rapidement, elle devra renoncer à l’ajout de la question sur la citoyenneté.

En attendant, les critiques de cette question répètent qu’elle n’a qu’un but : réduire le nombre d’immigrés clandestins, de résidants permanents et de nouveaux citoyens susceptibles de participer au recensement. Ajoutée au « gerrymandering », une telle réduction servirait la cause des républicains les plus partisans à l’occasion du redécoupage des nouvelles circonscriptions électorales.

Tout revient à ça, comme l’a dit la sénatrice républicaine du Texas.

Le rôle des tribunaux

La bataille du « gerrymandering » se poursuivra aussi devant les tribunaux des États. En Caroline du Nord, par exemple, un tribunal entendra à partir du 15 juillet une cause intentée par le groupe Common Cause et des électeurs. Ceux-ci font valoir que le redécoupage des circonscriptions électorales de l’État, orchestré par les républicains, viole la Constitution de l’État.

Ce redécoupage est particulièrement grotesque, comme l’a d’ailleurs reconnu John Roberts dans sa décision de la semaine dernière. En 2018, il a permis aux républicains de remporter 10 des 13 sièges de l’État à la Chambre des représentants des États-Unis avec 50,4 % des voix contre 48,3 % pour les démocrates.

La Cour suprême de Caroline du Nord, qui aura le dernier mot dans cette affaire, compte sept juges, dont six ont été élus sous la bannière démocrate.

La Cour suprême de Pennsylvanie a déjà invalidé en 2018 la carte électorale de l’État pour cause de « gerrymandering » extrême de la part des républicains. Ceux-ci ont interjeté appel de cette décision auprès de la Cour suprême des États-Unis, qui a refusé de se mêler de cette affaire. Sa décision de la semaine dernière démontre qu’elle est au moins logique avec elle-même.