(New York ) Après avoir vu Vice, le film d’Adam McKay sur Dick Cheney, Robert Spitzer a voulu lui décerner un Oscar. Non pas pour rendre hommage à la performance de Christian Bale dans le rôle de l’ancien vice-président. Mais pour saluer « la meilleure représentation dans un film d’une théorie constitutionnelle dévoyée », comme l’a écrit ce spécialiste de la présidence américaine dans le Los Angeles Times en février dernier.

Robert Spitzer a peut-être exagéré le succès avec lequel Adam McKay a réussi à dramatiser ce que les experts appellent la théorie de l’exécutif unitaire. Mais cette doctrine constitutionnelle sur les pouvoirs de la présidence continue d’exercer une forte influence à Washington. Et même Hollywood pourrait avoir du mal à imager jusqu’où l’un de ses adeptes actuels, le procureur général des États-Unis William Barr, ira pour la mettre en œuvre au service de Donald Trump.

« L’adoption de cette théorie par Barr, combinée à sa singulière loyauté personnelle envers Trump, ouvre la voie à une interprétation du pouvoir présidentiel qui est essentiellement illimitée », a expliqué à La Presse Robert Spitzer, politologue à l’Université d’État de New York à Cortland.

Neil Kinkopf, ancien responsable au sein du département de la Justice sous Bill Clinton, qualifie la même combinaison de « très dangereuse ».

« Il n’y a aucune différence entre la théorie de l’exécutif unitaire épousée par Dick Cheney […] et celle que défend William Barr. C’est exactement la même chose. Et donc, la théorie qui a servi à justifier l’opinion voulant que le président puisse ordonner l’usage de la torture, et ce, même s’il y a un traité et une loi l’interdisant, est la même théorie à laquelle Barr adhère », a déclaré à La Presse Neil Kinkopf, qui est aujourd’hui professeur de droit à l’Université d’État de Géorgie.

Théorie de l’exécutif unitaire

Vice a fait l’impasse sur William Barr, qui a pourtant côtoyé Dick Cheney au sein de l’administration de George Bush père. Mais le procureur général fait partie des juristes conservateurs qui ont été influencés par la théorie de l’exécutif unitaire après le scandale du Watergate et la démission de Richard Nixon. Celle-ci découle d’une lecture dite « textualiste » de la Constitution dont Antonin Scalia, ancien juge de la Cour suprême, s’est fait le champion. Elle pourrait se résumer grossièrement par la célèbre formule attribuée à Louis XIV : « L’État, c’est moi. »

Mais il serait peut-être plus juste de permettre à William Barr lui-même de définir sa conception de la théorie de l’exécutif unitaire. Il a écrit à ce sujet dans une note extraordinaire de 19 pages adressée en juin 2018 au numéro deux du département de la Justice, Rod Rosenstein, qui supervisait alors l’enquête russe menée par le procureur spécial Robert Mueller. 

« Constitutionnellement, il est erroné de concevoir le président uniquement comme le dirigeant le plus haut placé au sein de la hiérarchie de la branche exécutive. Il est la branche exécutive. » — Extrait de la note du procureur général William Barr

« Comme tel, [le président] est le seul dépositaire de tous les pouvoirs exécutifs conférés par la Constitution. En vertu de cette théorie impériale du pouvoir présidentiel, le président est libre d’exercer sa vaste autorité constitutionnelle comme il l’entend pendant son mandat », poursuit le procureur général dans sa note.

Dans la même note, William Barr défendait ainsi le droit de Donald Trump de limoger l’ancien directeur du FBI James Comey et critiquait le bien-fondé de l’enquête du procureur spécial portant sur une possible entrave à la justice du président.

La lecture de la note de William Barr a poussé Neil Kinkopf à conclure que le signataire ne pouvait occuper le poste de procureur général. Le professeur de droit a été invité à défendre son point de vue devant la commission judiciaire du Sénat. Son témoignage n’a évidemment pas été décisif. Mais la suite des choses l’a renforcé dans son opinion.

« Cela aurait dû le disqualifier sans qu’on ait besoin de voir tout ce qu’il avait, en fait, promis de faire dans cette note », a déclaré Neil Kinkopf. « Il est exactement celui dont le Sénat aurait dû savoir qu’il deviendrait. »

Campagne de désinformation

Le professeur de droit reproche notamment à William Barr d’avoir participé à une campagne de désinformation « pour donner l’impression que le rapport Mueller disculpe le président, même si c’est loin d’être le cas ». « Le rapport condamne le président », a-t-il estimé.

Et il s’inquiète maintenant de la décision récente de Donald Trump d’autoriser William Barr à déclassifier de façon unilatérale des documents du renseignement américain liés aux origines de l’enquête russe, enquête qualifiée de « chasse aux sorcières » par le président. Le procureur général a d’ailleurs lui-même puisé dans le vocabulaire du locataire de la Maison-Blanche en affirmant que sa campagne présidentielle de 2016 avait fait l’objet d’« espionnage ».

« Quand Barr a l’autorité de déclassifier de l’information, cela signifie qu’il peut manipuler la réalité en divulguant l’information qui paraît préjudiciable [aux critiques du président] et en retenant l’information qui nuit à sa version. » — Neil Kinkopf, ancien responsable au sein du département de la Justice, en entrevue avec La Presse

« C’est un pouvoir extraordinaire de pouvoir contrôler le récit et d’empêcher la pleine vérité d’être connue. Et nous savons que Barr le fera parce que c’est exactement ce qu’il a fait avec le rapport Mueller », a ajouté Neil Kinkopf.

Dans une entrevue récente accordée au Wall Street Journal, William Barr a juré que la protection du pouvoir présidentiel lui apparaissait plus importante que la protection de l’occupant actuel de la Maison-Blanche. Mais cette nuance ne rassure pas Neil Kinkopf.

« Dans un système de poids et contrepoids qui fonctionne bien, William Barr n’est pas une si grande menace, a-t-il dit. Mais la volonté et l’instinct de Donald Trump de défier et de repousser toutes les normes constitutionnelles pour servir ses intérêts personnels sont susceptibles de faire ressortir les aspects les plus dangereux de la théorie de l’exécutif unitaire. »

Hollywood devra peut-être un jour en faire un autre film.