Freddie Gray fait désormais partie des «disparus». On sait bien sûr où se trouve ce jeune Noir de 25 ans. Mais sa mort après son arrestation par la police de Baltimore alimente un phénomène troublant.

Aux États-Unis, pas moins de 1,5 million d'hommes noirs âgés de 25 à 54 ans ont «disparu» de la vie civique. Dans la plupart des cas, ils sont morts prématurément ou ont été incarcérés, selon une analyse publiée par le New York Times quelques jours seulement avant que le nom de Freddie Gray ne soit connu partout aux États-Unis et dans plusieurs autres pays.

Leur disparition crée un sérieux déséquilibre démographique au sein des communautés noires américaines: pour chaque groupe de 100 femmes noires qui ne sont pas en prison, il n'y a plus que 83 hommes noirs, selon l'analyse du Times. Cet écart est quasiment inexistant chez les Blancs, où on dénombre un seul homme «disparu» pour chaque groupe de 100 femmes qui ne sont pas en prison.

Ferguson, encore

En cherchant la ville américaine d'au moins 10 000 habitants où on trouve la plus grande proportion d'hommes noirs disparus, le Times est tombé sur un résultat parlant: Ferguson. C'est dans cette municipalité du Missouri qu'un policier blanc a fait disparaître un jeune Noir non armé qui venait de voler une boîte de cigarillos, en août dernier. North Charleston n'arrive pas très loin derrière Ferguson. Cette municipalité de la Caroline-du-Sud a fait les manchettes le mois dernier après qu'un homme noir de 50 ans y eut été tué de cinq balles dans le dos par un policier blanc. Un autre «disparu» ajouté à la liste du Times.

Le phénomène est loin d'être nouveau: aux États-Unis, il y a longtemps que les hommes noirs sont plus susceptibles de mourir jeunes ou d'être incarcérés. Mais les données du Times viennent illustrer de manière frappante et opportune une des plus grandes disparités de la société américaine et un des facteurs les plus importants des maux qui affligent les communautés noires ces jours-ci.

L'analyse du Times tombe en outre au moment même où plusieurs candidats présidentiels, tous partis confondus, plaident pour une réforme du système judiciaire américain. Mercredi dernier, lors de son premier discours majeur depuis l'annonce sa candidature à la Maison-Blanche, Hillary Clinton a ainsi prôné la fin de «l'incarcération massive» des hommes noirs et l'application de châtiments non conventionnels pour certaines infractions liées aux drogues.

«Il y a quelque chose de profondément inique quand les hommes afro-américains sont beaucoup plus susceptibles d'être arrêtés et fouillés par la police, accusés de crimes et condamnés à des peines de prison beaucoup plus longues que celles qui sont infligées à leurs compatriotes blancs», a déclaré la démocrate lors d'un discours à New York au cours duquel elle a également évoqué les «maris disparus, pères disparus, frères disparus» dont avaient fait état le Times dans son analyse.

Chez les candidats républicains, le sénateur du Kentucky Rand Paul est l'un de ceux qui ont dénoncé par le passé la militarisation de la police américaine et la criminalisation d'infractions mineures. La semaine dernière, cependant, il a adopté un discours plus convenu en liant les émeutes de Baltimore à «l'éclatement de la structure familiale, l'absence des pères, l'absence d'un code moral dans notre société».

Quelle solution?

Si les progressistes et les conservateurs américains s'accordent pour déplorer la disparition des quelque 1,5 million d'Afro-Américains âgés de 25 à 54 ans, ils ne s'entendent pas, en revanche, sur les causes du phénomène. Les uns insistent sur la désindustrialisation des villes comme Baltimore, qui a été suivie par une «guerre contre la drogue» dont les effets principaux auront été la multiplication des effectifs policiers et l'explosion de la population carcérale.

Les autres dénoncent plutôt l'État providence et ses politiques qui ont, selon eux, contribué à décourager le mariage et permis aux mères d'élever leurs enfants sans l'aide des pères. Ils reprochent aussi aux élus démocrates et afro-américains, dont Kurt Schmoke, maire de Baltimore de 1987 à 1999, d'avoir compromis l'avenir de leurs concitoyens les plus pauvres par leur incompétence, leur complaisance ou leur corruption.

Au-delà de ces arguments parfois partisans ou tendancieux, une chose est sûre: Freddie Gray n'avait pas à mourir. En fait, les policiers n'avaient même pas de motif valable de se mettre à sa poursuite et de l'arrêter le matin du 12 avril, selon la procureure d'État de Baltimore.

Mais Freddie Gray vivait dans une ville et un pays où les hommes noirs «disparaissent» beaucoup plus vite que les autres.