Alors que l'administration Obama refuse toujours de rendre publique la justification légale pour les frappes de drones qui ont tué des milliers de civils, des pays non alignés avec Washington développent rapidement leurs propres drones capables de tuer. Dans son nouveau livre Lords of Secrecy, Scott Horton, avocat et éditeur au magazine Harper's, dénonce le silence maintenu par Washington sur son usage des drones et accuse le président de créer des précédents qui pourraient revenir hanter l'Amérique. La Presse l'a joint à New York.

Aujourd'hui, les États-Unis, et sans doute Israël, sont les seuls à utiliser des drones pour tuer des gens au sol, une exclusivité qui devrait prendre fin avant 2020, selon votre analyse. Quelles seront les conséquences?

R La Russie, l'Iran, Israël et la Chine regardent les États-Unis et prennent des notes: déjà, ces pays moulent leurs politiques à celles de Washington pour mener des assassinats autour du globe. Des analystes très bien placés en Russie m'ont dit qu'aux plus hauts échelons du FSB [successeur du service de renseignement KGB], ils suivent de très près les justifications avancées par les États-Unis pour tuer des gens avec des drones. Ils copient ces raisonnements dans les assassinats qu'ils autorisent, comme l'assassinat de l'ex-espion russe Alexandre Litvinenko à Londres, en 2006. Ils n'ont pas envoyé de drones au-dessus de Londres, bien sûr, ils ont mis du polonium dans son thé.

Dans cinq ou dix ans, quand plusieurs gouvernements auront des drones capables de tuer, les États-Unis pourront-ils dire à la Russie ou à la Chine: «Non, non, vous ne pouvez pas assassiner les gens que vous n'aimez pas» ? Rien ne pourra empêcher ces pays de faire à leur tête, surtout pas les États-Unis, qui le font depuis des années.

Les drones sont relativement bon marché et ils sont utilisés pour cibler des gens dont l'élimination ne serait pas considérée comme «prioritaire» autrement. N'est-ce pas là une pente glissante vers une campagne d'assassinats sans fin?

R Les drones sont perfectionnés, mais leur technologie est primitive si on la compare par exemple à l'avènement de la technologie nucléaire. Or, ils changent complètement la donne dans le combat contre le terrorisme: les pays qui les possèdent vont pouvoir se battre différemment à l'avenir. Et tout cela s'est développé sans que les délibérations sur le cadre dans lequel les drones doivent être utilisés aient lieu, car le programme est gardé secret. La CIA envoie ses drones autour du monde et tue des gens, et il n'y a aucun débat.

Les États-Unis ont décidé de garder secret le document légal qui justifie les assassinats par drones. C'est, à mon sens, une erreur fondamentale. Les États-Unis ont besoin d'avoir une bonne réponse pour distinguer ce qu'ils font de ce que la Russie fait avec des gens comme Litvinenko.

Barack Obama parle très rarement des drones: tout au long de sa présidence, il a refusé de rendre le programme d'assassinats par drones plus transparent et d'admettre que des morts chez les civils étaient problématiques. Comment expliquer ce manque de nuance chez Obama qui, pourtant, a de la nuance à en revendre sur d'autres sujets?

R Quand Obama fait un discours sur les drones - ce qui est très rare -, c'est comme si les mots qui sortaient de sa bouche étaient écrits par les relations publiques de la CIA. C'est frappant. Plusieurs affirmations faites par Obama au sujet des frappes des drones, notamment sur les victimes civiles, sont douteuses, et certaines ne sont carrément pas vraies.

Lorsqu'une frappe se produit, le président reçoit l'information que la CIA veut bien communiquer, c'est-à-dire que «la frappe a été un succès, le numéro 3 d'Al-Qaïda est mort», etc. Nous avons tué le numéro 3 d'Al-Qaïda, quoi, 20 fois déjà? Les gens tués sont toujours de dangereux terroristes, des innocents ne sont jamais, ou rarement, tués... Ensuite, vous entendez des reporters au Pakistan qui montrent que c'est une boulangerie qui a été atteinte, et que des femmes et des enfants sont morts...

Une source bien placée à la Maison-Blanche m'a dit récemment que, dans le cabinet Obama, le sujet des drones n'est pas discuté ouvertement: seuls des gens des services de renseignement en parlent avec le président. Il n'y a pas de débat. Ce n'est pas comme cela qu'une démocratie est censée fonctionner.

Les assassinats par drones américains font très rarement les nouvelles aux États-Unis et les reportages en profondeur sur la question sont rares. Comment expliquer ce désintérêt?

R Certains journalistes spécialisés dans les questions de sécurité nationale sont au courant du dossier. Mais ils cultivent leurs sources dans la communauté du renseignement, et la chose la plus importante pour eux est de garder leurs sources, pas de les brûler, donc on voit très peu de reportages critiques ou accablants sur les drones. C'est un effet de la volonté de garder le programme secret. Les gens de la CIA exploitent cette situation: le récent rapport sénatorial sur les services de renseignement a montré que la CIA organise des «fuites» de fausses informations aux journalistes. L'intention est d'influencer la façon dont certains dossiers délicats, comme les assassinats par drones ou la torture, sont perçus. C'est très dangereux et ça n'a pas sa place dans une société libre.

Lords of Secrecy - The National Security Elite and America's Stealth Warfare

Scott Horton, Nation Books, 272 pages