La scène se passe au Madison Square Garden de New York, le 12 août 1980. Les délégués à la convention démocrate qui oppose Ted Kennedy à Jimmy Carter sont sur le point de mettre un point final aux aspirations présidentielles du sénateur du Massachusetts.

Ce dernier a mené une campagne unanimement qualifiée de médiocre. Il a dérapé dès le premier tour de piste quand le journaliste Roger Mudd, grand ami du clan Kennedy, lui a gentiment demandé lors d'une entrevue télévisée pourquoi il voulait devenir président.

Ted Kennedy n'a jamais été capable de répondre à cette question. «Euh, eh bien, en fait...» a-t-il balbutié.

Pourtant, à quelques instants de sa défaite, Ted Kennedy connaît l'un de ses plus grands moments de gloire. «Les politiques peuvent parfois devenir obsolètes, mais l'idée de justice demeure, clame-t-il devant des milliers de délégués. Les circonstances peuvent changer, mais le travail de compassion doit continuer.»

«C'était un discours brillant, dans lequel il appelait le parti à ramer à contre-courant et à ne pas abandonner ses idéaux», se rappelle Sam Allis, journaliste au Boston Globe, qui se trouvait au Madison Square Garden ce jour-là.

«Ted Kennedy a parlé de son habituelle voix tonnante, et il a rendu la quintessence des valeurs libérales. Personne n'a fait ça mieux que lui depuis», dit le journaliste. Même pas Barack Obama? «Non, même pas lui.»

Exorciser ses démons

Ce jour où Ted Kennedy a eu droit à une ovation de 20 minutes a marqué un tournant dans sa carrière politique, estime l'historien Gil Troy, spécialiste des présidents américains et professeur à l'Université McGill.

«C'était un discours extrêmement puissant, qui lui a permis d'enterrer les fantômes de ses deux frères, d'exorciser ses démons et de faire la paix avec l'idée qu'il ne deviendrait jamais président», croit Gil Troy. À partir de là, souligne-t-il, Ted Kennedy a pu se consacrer entièrement à devenir un grand sénateur.

Deux mots reviennent souvent dans les descriptions de la carrière du benjamin des fils Kennedy: chute et rédemption. «La chute et l'ascension de Ted Kennedy », affirme la page couverture d'une des plus récentes biographies du super sénateur, écrite par un groupe de journalistes du Boston Globe, dont Sam Allis.

En fait, en 1980, Ted Kennedy a déjà 18 ans d'expérience au Sénat derrière lui. Ce n'est plus le « bébé politicien» de 1962, et il a déjà plusieurs réalisations importantes à son actif. Mais il est aussi la coqueluche de la presse à sensation, à cause de ses frasques personnelles.

«Pendant longtemps, il a gardé cette image de gars qui fréquente trop de fêtes, qui pourchasse trop de filles, et qui prend trop souvent quelques verres de trop», dit Gil Troy.

Ted Kennedy n'est pas devenu un sénateur sérieux par défaut: il l'était déjà avant la campagne de 1980. Mais c'est par la suite, sous les républicains de Ronald Reagan qu'il a combattus de toutes ses forces, que le «petit frère» est véritablement devenu la coqueluche de l'Amérique progressiste, souligne l'Américain Graham Dodds, qui enseigne les sciences politiques à l'Université McGill.

«Beaucoup de Québécois ne comprennent pas à quel point Ted Kennedy a été une figure importante aux États-Unis, souligne-t-il. Il est devenu un des individus les plus importants dans une institution où les individus ont du poids.»

«Pourtant, au départ, personne n'aurait pu prévoir que parmi les frères Kennedy, il serait celui qui aurait cette carrière fructueuse», dit Graham Dodds.

Qualités humaines

«À une certaine époque, il y avait cette idée que Jack Kennedy serait suivi à la présidence par Bob, puis par Ted, mais personne ne prenait ça au sérieux, sauf leur père, qui répandait cette rumeur», ironise le journaliste et biographe Adam Clymer.

Ce dernier souligne les qualités humaines du sénateur Kennedy. Dans une conversation qu'il a tenue mercredi avec les lecteurs du site web du New York Times, Adam Clymer raconte comment Ted Kennedy lui a téléphoné personnellement en apprenant qu'il venait de perdre sa fille.

«En 1985, ma fille a été tuée par un chauffard ivre. À cette époque, je n'avais pas vu Kennedy depuis quelques années, parce que je vivais à New York. Il m'a retracé à partir de Washington pour me transmettre ses condoléances. Venant de quelqu'un qui a connu tant de morts dans sa propre famille, ça m'a profondément impressionné.»

Mais c'est son long passage au Sénat, et sa contribution à de nombreuses lois progressistes, que le pays retiendra du sénateur qui a succombé à un cancer du cerveau mardi, à l'âge de 77 ans.

L'histoire de Ted Kennedy restera celle du benjamin propulsé à l'avant-scène par les malheurs qui se sont abattus sur sa famille. Et qui, à travers ses hauts et ses bas, est devenu, selon les mots de Sam Allis, «le maître incontesté du Sénat».