Sous des airs proprets, Brooklyn dissimule ses plaies. De son voyage de trois ans dans les ghettos new-yorkais, un photographe serbe ramène un livre coup-de-poing où violence, drogue et prostitution font office de pain quotidien. La tristesse en 35 mm.

Assis dans la cour ombragée de son appartement de Brooklyn, Vladimir Milivojevich, connu sous le pseudonyme de Boogie, raconte une histoire. Il pointe une photo du livre qu'il vient de faire paraître. Un homme au crâne enfoncé comme si on y avait pris une bouchée fixe l'objectif.

«On lui a fait ça en le frappant d'une barre de fer, explique-t-il. Le gars en est devenu aveugle. Je le voyais toujours dans la rue, fouillant dans les poubelles. Vous vous imaginez, un aveugle qui fouille dans les ordures, comme un rat.»

Cette photo, c'est lui qui l'a prise, comme la centaine d'autres qui composent son livre. Chacune d'entre elles raconte une histoire: celle d'un quartier, Brooklyn, et de la misère qui y règne. Mais le livre raconte aussi comment Boogie, un photographe serbe, a choisi de passer trois ans dans cet enfer. Un jour de 2003, Vladimir Milivojevich s'ennuie. Alors photographe amateur, il ne trouve rien digne de sa lentille. Il habite Williamsburg, une enclave gentrifiée de l'ouest de Brooklyn qui l'indiffère: trop de jeunes branchés, trop de bars à la mode et trop de jeans serrés. Appareil photo sous le bras, il décide alors de marcher vers l'est.

«J'ai découvert des quartiers comme Bushwick et Bed-Stuy, raconte l'homme de 37 ans. De chez moi, je mettais 40 minutes à pied pour m'y rendre. Mais c'était déjà un autre monde.»

Boogie a une idée en tête. Il veut documenter le quotidien de toxicomanes. Ce milieu difficile d'accès le fascine. Il en trouve la clé un jour d'escapade, alors qu'il croise un groupe d'une quinzaine de sans abris.

«Je leur ai demandé si je pouvais tirer leur portrait, explique-t-il. Ils croyaient que j'étais fou ou que j'étais flic. Mais l'une d'entre eux a accepté. Alors on a commencé à parler, à passer du temps ensemble. Le lendemain, je suis revenu. J'ai bu de la bière avec elle et j'ai pris des photos.»

Quelques semaines plus tard, elle appelle le photographe. Elle l'invite à la prendre en photo fumant du crack avec une amie.»Bien sûr», lui répond-il. Puis une autre toxicomane l'appelle, pour le prévenir qu'elle s'injectera de l'héroïne dans ses toilettes. De fil en aiguille, il obtiendra ainsi un passeport pour des lieux fermés aux photographes et journalistes. Petits gangsters, héroïnomanes ou accros au crack lui accorderont tous leur confiance. Pendant trois ans de 2003 à 2006 il a partagé leur vie.

«J'ai d'abord rencontré des junkies, dit Boogie. Mais c'était trop lourd. J'ai vu des gens se shooter 200 fois. J'ai vu des gens fumer du crack 500 fois. À la fin, j'étais écoeuré. Ils m'appelaient pour me dire: "on va faire de l'héro, tu veux nous prendre en photo? " Je leur répondais: "non mon gars, je suis dégoûté, je ne peux pas".»

Boogie décide alors d'entrer dans un autre cercle, celui des gangs de rue. Sans changer de quartier, il change simplement de misère. «Quand j'ai fait une surdose des junkies, je suis allé vers les HLM, se rappelle-t-il. Les jeunes m'ont aimé. Ce sont eux qui m'ont proposé de les prendre en photo avec des pistolets.»

Les images qu'il en a tirées sont moins dures, moins sales. Des jeunes de 18, 19 ou 20 ans pointent leur arme sur le photographe. Ils jouent au gangster. Mais derrière l'esthétisme, le monde des gangs a peut-être tout autant dévasté le photographe. «Regarde celui-là, dit-il en pointant un jeune homme souriant sur une photo. Il est emprisonné à vie, pour meurtre. Fini.» Il en pointe un autre, mort maintenant. Autant la mort était longue et tortueuse chez les drogués qu'il a pris en photo, autant elle est brutale chez ces jeunes.

«Je me rappelle la première fois que j'ai pris une photo d'ados armés, raconte-t-il. C'était fou. Cette nuit-là, je n'ai pas pu dormir. La montée d'adrénaline était si forte. C'est comme être dans une zone de guerre. Je me suis demandé pourquoi j'avais besoin de ça dans ma vie, ce qui clochait chez moi. Mais le lendemain, bien sûr, j'y suis retourné. On devient vite accro à l'adrénaline.»

La page est tournée

En 2006, Boogie a mis fin à son enquête. Il avait pris des centaines de photos, mené des dizaines d'entrevues. Il en a fait un livre, It's All Good, qui vient de paraître. Les «héros» s'appellent Perla, Tito, Diana ou encore Yvette. Ils sont accros au crack ou à l'héro. Ils se sont prostitués ou ont tué pour une dose. Ils ont tous accepté d'être pris en photo, pour «raconter leur histoire, laisser une marque sur terre, une preuve de leur existence», dit-il.

Boogie a parfois des nouvelles d'eux, mais il insiste: tout ça, c'est de l'histoire ancienne. «Je ne vais plus là-bas maintenant. C'est impossible, tranche-t-il. C'est trop déprimant. C'est fini. Le projet est fini. Mon esprit n'est plus là maintenant et je veux passer à autre chose. Il y a des millions de choses à photographier. Durant ces trois ans, j'ai perdu ma femme. Ma vie n'allait nulle part. J'étais dans mon propre enfer personnel et c'était pour moi une manière de m'évader.»

Le photographe s'en est remis. Il vit avec sa nouvelle copine, et attend un enfant. Il prépare un livre sur Belgrade, la ville qui l'a vu grandir. Il vit aujourd'hui de la photo, et a Nike parmi ses clients.

Le jour de notre passage, Boogie était assis dans la cour de son appartement de Williamsburg. Il faisait chaud, beau et on entendait la mélodie des clochettes des vendeurs de glace ambulants. À deux pas de chez lui, dans un parc, des jeunes branchés aux pantalons trop serrés étaient couchés dans l'herbe, écoutant la musique de vieux postes de radio pourris. À 40 minutes à pied de Bed-Stuy et Bushwick, la journée était belle.

It's All Good, Boogie, Powerhouse Books, 136 pages, 2007