La Tunisie vit sa pire crise depuis sa révolution de 2011. On ne se précipite pas pour y être premier ministre - poste à pouvoir depuis la démission cette semaine de Hamadi Jebali - et l'assassinat d'un syndicaliste en vue a frappé l'imaginaire. Discussion avec le politologue Sami Aoun.

Q Quelle est la nature de la crise tunisienne actuelle?

R La Tunisie vit une transition difficile. Elle a du mal à passer du stade des slogans et des idéologies à celui de l'élaboration de programmes mesurables et applicables. Au surplus, elle est secouée par les courants contradictoires qui s'affrontent dans les rangs islamistes, car certaines mouvances se veulent plus inclusives que d'autres.

Q Dans ces conditions, le parti islamiste Ennahda, au pouvoir, est-il en mesure d'unifier le pays et de le mener vers une véritable démocratie?

R Au départ, le pari était de concilier modernité et valeurs musulmanes. Les détracteurs du parti estiment désormais que son principal souci n'est pas tant d'installer une réelle démocratie que de consolider son emprise sur le pouvoir.

Q Le premier ministre a démissionné quand il a échoué à convaincre ses collègues islamistes du parti au pouvoir du bien-fondé d'un gouvernement apolitique. Qu'entend-on par gouvernement apolitique?

R Ce sont des gouvernements dans lesquels les ministres ne sont affiliés à aucun parti politique. Ce genre de gouvernement - aussi appelé gouvernement de technocrates - est le plus souvent transitoire. Il est particulièrement indiqué dans un cas comme la Tunisie, qui vit beaucoup du tourisme et du commerce et qui ne peut pas se permettre trop de turbulences. Il y a eu de tels gouvernements au Liban, notamment.

Q Quelle est la base électorale des islamistes?

R Au dernier suffrage, les islamistes et les libéraux se sont divisé les voix en parts presque égales. Cela étant dit, le salafisme - un islamisme plus violent, plus rigoriste - n'y est pas le plus populaire. Comme on l'a vu après l'assassinat très décrié de Chokri Belaïd [homme de gauche et critique acerbe des islamistes], la grande majorité des Tunisiens ne veulent pas de radicalisation de l'État, mais ils veulent se rapprocher de ce qui se vit en Turquie.

Q La Tunisie risque-t-elle de basculer comme c'est arrivé à la Syrie et à l'Égypte?

R Je ne le crois pas. Le peuple tunisien n'a pas connu de grande période de violence interne sectaire et, contrairement à la Syrie et à l'Irak, son voisinage n'a pas d'intérêt à la voir tomber. Le mouvement Ansar al-Sharia, qui est présent un peu partout dans le monde arabe et qui a commis l'attentat contre le consulat des États-Unis en Libye, n'est pas très fort en Tunisie. Aussi, l'armée, qui était neutre lors de la révolution de 2011, continue de se tenir tranquille dans les casernes.