S'il faut en croire les nouvelles qui parviennent de Cuba, un certain assouplissement du régime fait espérer des jours meilleurs. Mais dans les rues de La Havane, rien de tout cela n'est vraiment perceptible. Si certains Cubains dénoncent ouvertement l'héritage de la Révolution, la majorité d'entre eux ne cherchent qu'à survivre dans une société dont ils n'attendent plus rien.

«Attendez, je vais vous raconter une blague cubaine.»

Le comédien se lève devant son auditoire improvisé, réuni dans le salon d'un petit appartement du quartier Vedado, en cette matinée d'octobre.

«C'est l'histoire d'un fonctionnaire de l'ONU qui fait une enquête sur la pénurie de nourriture. Il se rend d'abord à Londres pour rencontrer un milliardaire. «Quel est votre avis sur la pénurie de nourriture?» demande-t-il. «Pénurie? répond le milliardaire. Je ne sais pas ce qu'est une pénurie.»

«Le fonctionnaire se rend ensuite en Afrique. «Quel est votre avis sur la pénurie de nourriture?» demande-t-il. «La pénurie, je sais ce que c'est, dit l'Africain. Mais la nourriture, je ne sais pas.»

«Le fonctionnaire se rend enfin à Cuba, enchaîne le comédien. «Quel est votre avis sur la pénurie de nourriture?» demande-t-il à un Cubain. Le Cubain écarquille les yeux: «Un avis? C'est quoi, un avis?»»

Les éclats de rire résonnent dans la pièce, s'échappent par la fenêtre, se faufilent entre les cordes à linge, rebondissent sur les murs bétonnés des immeubles serrés de cette rue poussiéreuse, bien loin des antiques palaces baroques de la Vieille Havane et des terrasses fleuries des cartes postales.

Mais quand les rires s'éteignent, c'est pour faire place à un long soupir. Un spectateur se lève et ferme la porte - mieux vaut ne pas attirer l'attention des voisins, dit-il. Le comédien se rassoit. «Ne publie pas mon vrai nom, demande-t-il. Je te dis ce que je pense, comme comédien et comme citoyen. Mais si on me reconnaît, les censeurs saisiront l'occasion pour m'embêter. Appelle-moi Él.»

Él («Lui», en espagnol) est une sorte de fou du roi qui pratique un art périlleux - la critique sociale - dans un pays où les «contre-révolutionnaires» peuvent être jetés en prison. Mais lui ne sévit pas dans les journaux étrangers ou sur l'internet ni ne participe à des manifestations politiques. Il enfile un déguisement et monte sur scène avec d'autres comédiens de sa troupe.

Sous les projecteurs, ils parodient des vieillards révolutionnaires malades aux dentiers trop grands, vêtus de chemises du Parti communiste élimées et déchirées. Des enseignants ignares et incompétents. Des chouchous du régime qui se plaignent de voyager à l'étranger. Des fonctionnaires payés pour surveiller des gens qui vont aux toilettes. Des condamnés à mort qui choisissent la chaise électrique... parce que, avec les nombreuses coupures de courant, ils ont une chance de s'en sortir!

Un miroir de la société cubaine? «Oui, dit Él. Mais il faut choisir la manière. Je fais rire les gens, mais je les fais aussi réfléchir. Il y a beaucoup de gens qui poussent pour qu'on aille plus loin. Mais quand on tombe, il n'y a personne pour nous rattraper. Ici, on peut critiquer, mais pas crucifier.»

Cuba vit-elle une nouvelle révolution? Certains signes laissent croire que, à tout le moins, le régime s'assouplit.

Oscar Espinosa Chepe est une sorte de vieux routier de la critique castriste. Ancien économiste au service du régime, il a perdu son emploi au milieu des années 90, quand il a émis des avis qui ont déplu aux dirigeants. Il publie désormais ses analyses dans les journaux étrangers et se fiche ouvertement de la surveillance dont il est l'objet. Arrêté lors du «Printemps noir» de 2003, il a obtenu une libération conditionnelle l'année suivante pour des raisons de santé.

Le régime aimerait le voir partir, mais le septuagénaire s'y refuse obstinément. «Encore hier, ils m'ont appelé pour me dire de m'en aller, raconte l'homme, assis dans sa berceuse. Je les ai remerciés, mais je leur ai dit que je ne partirai pas si je n'ai pas la permission de revenir.» Car si l'État a libéré 39 prisonniers politiques depuis le mois de juillet, à la suite d'une médiation de l'Église catholique cubaine, c'était pour mieux les expulser vers l'Espagne.

Mais les temps changent, dit Oscar Espinosa, même à Cuba, figé dans une idéologie adoptée en 1959. «La critique est un peu plus possible. Mais il ne faut pas aller trop loin. Il y a des règles. Pour moi, c'est difficile, parce que je suis en liberté conditionnelle. Mais plusieurs commencent à répéter ce que les dissidents disent depuis plusieurs années.»

La critique existe et est possible à Cuba, martèle Rafael Hernández. Le directeur de la revue universitaire Temas, subventionnée en partie par l'État cubain, publie un magazine précisément basé sur la critique. «Ce n'était pas possible il y a 20 ans.»

Ses constats sont, en effet, très proches de ceux que formulent les dissidents. La participation politique des citoyens est insuffisante, dit-il. Les médias officiels ne reflètent pas les préoccupations de la population. La bureaucratie «Frankenstein» de l'État nuit au bien-être des citoyens. «Je suis d'accord pour dire qu'il faut des changements.»

Le problème, croit M. Hernández, c'est que les Cubains ne souhaitent pas vraiment du changement. «Ils veulent augmenter leur niveau de vie.» Ce qui ne va pas nécessairement de pair avec le tour de vis économique donné par le président Raúl Castro.

D'ici trois ans, le gouvernement cubain va mettre à la porte 1 million de ses fonctionnaires, dont la moitié avant le mois de mars prochain. Les finances publiques sont étranglées, l'État doit trouver de nouvelles sources de revenus.

Déjà, les métiers de chauffeur de taxi, de coiffeur et d'esthéticienne ont été libéralisés - les travailleurs louent un local à l'État ou achètent une voiture et gardent pour eux les profits de leur labeur.

Mais la méfiance des entrepreneurs cubains est grande. Dans les années 90, l'État a permis à ses citoyens d'ouvrir un restaurant ou de transformer leur demeure en gîte touristique - les casas particulares. Mais les taxes exigées pour l'exploitation de ces entreprises, la bureaucratie et les difficultés liées à l'approvisionnement en ont fait déchanter plus d'un. Certains ont abdiqué. D'autres ont continué, mais sur le marché noir.

Le licenciement des travailleurs implique qu'ils devront se tourner vers le secteur privé pour gagner leur vie, mais les mesures pour faciliter leur transition ne sont pas encore claires. Une chose est sûre: l'État devra inévitablement percevoir une part de leurs revenus. «Et nous ne sommes pas habitués à payer des impôts», souligne Rafael Hernández.

Leopoldo, par exemple, ne travaille pas. Du moins, pas officiellement. Il avait un emploi au gouvernement mais, à la suite d'une réorganisation, dans les derniers mois, sa tâche a été réduite de moitié. «Je me tournais les pouces de 8h à 17h pour un salaire de 315 pesos cubains par mois (12$). Je n'en pouvais plus. J'ai démissionné.»

Il se consacre à sa petite entreprise - non déclarée - qui ne connaît pas la crise: il loue des DVD de films et feuilletons de chaînes américaines captés grâce à une antenne satellite illégale.

«Je ne fais rien de mal, dit-il. Je donne un bon service, mes clients sont satisfaits. Et j'aimerais pouvoir avoir le droit de travailler légalement!»Comme personne ne peut vivre seulement avec la libreta (le carnet de rationnement qui fournit certaines denrées de base), une bonne proportion des Cubains arrondissent déjà leurs fins de mois avec un revenu d'appoint, souvent obtenu aux dépens du principal employeur de l'île: l'État. La cigarière qui subtilise une boîte pour l'écouler sur le marché noir, le barman de l'hôtel de l'État qui sert ses cocktails avec son propre rhum et qui empoche toute la vente, la préposée à l'entretien ménager de l'hôpital qui revend la moitié du détergent.

Tout ça, marchandise illégale et pesos gagnés au noir, devra donc disparaître. «Bienvenue dans le vrai monde!» lance Rafael Hernández.

L'arrivée de Raúl Castro au pouvoir en 2007 avait suscité beaucoup d'espoirs, qui se sont évanouis au fil des mois. Aujourd'hui, l'amertume est parfois telle que les acquis les plus notables de la Révolution semblent nuls aux yeux de ceux qui en ont hérité.

L'accès aux services de santé gratuits? «Nos hôpitaux sont malpropres et sous-équipés», dit Rosita, jeune trentenaire. Le nombre important de médecins cubains? «Ils sont où, nos médecins? Ils sont au Venezuela ou à Haïti, mais pas ici», dit son conjoint, Leopoldo. «De toute façon, si on avait de la meilleure nourriture, on n'aurait moins besoin de médecins!» rigole Él.

Le taux d'alphabétisation parmi les plus élevés au monde? «Pour répondre à la pénurie de profs, raconte Luis, artisan rencontré dans son atelier, ils ont pris un paquet d'étudiants qui n'avaient pas fini leurs cours et les ont mis comme profs. Tu peux imaginer...» Leopoldo renchérit: «À l'université, tu peux même acheter ton diplôme. Tu donnes de l'argent au prof, et il te fait passer le cours.»

«Ceux qui ont fait la Révolution se sentent coupables, dit Él. Certains de ma génération croient qu'ils peuvent encore améliorer les choses, mais les jeunes de 20 ans, eux, ne veulent même pas essayer de comprendre: ils veulent partir. En fait, nous élevons nos enfants en les préparant à faire leur vie ailleurs.»

Ont-ils espoir que les choses s'améliorent? «Non. Avec un grand N», dit Maria, la conjointe de Luis. Pas question pour eux de se joindre non plus à une «révolution de la Révolution». «On connaît déjà ce système, on a appris à survivre avec, dit Luis. Pourquoi changer?»

CUBA

Population: 11,117 millions

Langue: Espagnol

Monnaie: Peso cubain et peso convertible (CUC), devise utilisée par les touristes et alignée grosso modo sur le dollar américain

Espérance de vie: 77,4 ans

Taux d'alphabétisation: 97%

PNB par habitant: 3900$ US