Avec la fin de la guerre froide au début des années 1990, l’Europe, coincée entre les deux superpuissances (États-Unis et URSS), a poussé un soupir de soulagement… et s’est employée à réduire ses ressources militaires. Trente ans plus tard, le temps du réveil est venu et les signes d’une remilitarisation sont indéniables.

À commencer par les dépenses. D’un peu plus de 170 milliards d’euros au creux de la vague en 2014, les sommes consacrées aux budgets de défense des membres de l’Union européenne ont regrimpé à 240 milliards d’euros en 2022. Une récente estimation indique qu’elles franchiraient le cap des 350 milliards d’euros en 2024.

Des exemples ?

En 2022, l’Allemagne a annoncé le déblocage de 100 milliards d’euros pour moderniser son armée.

Les Pays-Bas songent à remettre en service une base militaire aérienne fermée en 1993 et viennent de passer une commande de 5,65 milliards d’euros à la société française Naval Group pour remplacer leurs quatre vieux sous-marins par une version traditionnelle (non nucléaire) du Barracuda.

Au Danemark, on songe à inclure les femmes dans la conscription.

Et le 22 mars, l’Allemagne et la France ont annoncé un partenariat de travail pour concevoir un char de nouvelle génération.

Le 5 mars 2024, la Commission européenne (CE) a par ailleurs dévoilé une nouvelle stratégie visant à requinquer ses industries militaires et accélérer la production d’armes et d’équipements. Ce Programme européen pour l’industrie de défense (EDIP selon l’acronyme anglais) vise autant à accélérer l’envoi d’armes à l’Ukraine qu’à regarnir les stocks des Vingt-Sept avec des achats groupés. Dans un premier souffle, plus de 500 millions d’euros seront investis dans les industries européennes de l’armement.

« Il faut booster notre capacité industrielle de défense au cours des cinq prochaines années », a alors dit la présidente de la CE, Ursula von der Leyen.

Certains diront qu’il était temps ! L’Europe a été sèchement placée devant l’amenuisement de ses stocks après avoir promis de livrer 1 million d’obus de 155 mm à l’Ukraine en 12 mois, un objectif atteint à… 52 %.

Une armée européenne ?

Le plus récent évènement à sonner le réveil de l’Europe est la déclaration de Donald Trump voulant que s’il redevenait président des États-Unis, il laisserait la Russie envahir les pays de l’OTAN dont les budgets de défense n’atteignent pas les 2 % de leur produit intérieur brut (PIB). Bonjour l’ambiance !

Cette règle du 2 % a été adoptée en 2014. Or, en 2024, 18 des 31 pays membres franchiront ce cap. La Suède, qui vient tout juste de s’ajouter et constitue le 32e membre de l’alliance, promet d’atteindre cet objectif très bientôt.

INFOGRAPHIE LA PRESSE

En marge du tollé qu’elle a suscité, la déclaration de M. Trump rappelle que de nombreux politiciens américains, surtout dans les rangs républicains, souhaitent un retour à l’isolationnisme. Devant ce constat, les Européens doivent évaluer s’ils accélèrent la remilitarisation du continent à l’intérieur de l’OTAN, dans une nouvelle structure ou carrément à l’intérieur d’une armée européenne.

Pour beaucoup, cette dernière idée n’a pas de sens. Par exemple, Ron Huebert, professeur au département de science politique de l’Université de Calgary, estime que l’Europe va se renouveler à l’intérieur de l’OTAN.

L’idée d’une armée européenne était déjà dans l’air dans les années 1950 avec la montée de la menace soviétique. Mais déjà, on se demandait comment contrôler une telle créature. C’est facile de dire qu’on va créer une armée unifiée, mais il faut se demander si les nations participantes seront prêtes à abandonner le contrôle de leur propre armée à une nation voisine.

Ron Huebert, professeur au département de science politique de l’Université de Calgary

La récente déclaration du président français, Emmanuel Macron, selon laquelle il n’excluait pas l’envoi de troupes au sol en Ukraine, très vite repoussée par son homologue allemand, Olaf Scholz, illustre cette difficulté des chefs d’État à abandonner leur leadership au voisin.

De plus, une « armée européenne » aurait à trouver un terrain d’entente avec le Royaume-Uni, qui s’est retiré de l’Union européenne (Brexit) le 31 janvier 2020. Alors que les deux entités travaillent ensemble au sein de l’OTAN.

Personnel militaire

Par ailleurs, l’effort de remise à niveau des armées européennes doit tenir compte d’une valeur non contrôlable : le personnel militaire.

« Mettre de l’argent sur la table ne veut pas dire que les gens vont venir, surtout dans le contexte économique actuel du plein emploi », indique Stéfanie von Hlatky, professeure agrégée de science politique à l’Université Queen’s, à Kingston, et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur le genre, la sécurité et les forces armées.

La pandémie de COVID-19 a eu un impact négatif sur les efforts de recrutement et de rétention, poursuit-elle. « Cela a créé de grands retards dans l’entraînement des recrues, avec un effet de décalage dans le système de recrutement. Si on ne peut pas former immédiatement les recrues, on ne peut pas faire de places pour les nouveaux. »

Enfin, la chercheuse souligne, comme plusieurs experts, que le réveil de l’Europe ne date pas de 2022 ou de la déclaration de Donald Trump. Un premier constat s’est fait en 2014 avec la prise de la Crimée par la Russie. Les évènements des deux dernières années ont néanmoins servi de catalyseur.

PHOTO RONNY HARTMANN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des véhicules militaires de l’armée tchèque montent à bord d’un ferry allemand M3 pour traverser l’Elbe lors de l’exercice militaire international « Wettiner Schwert 2024 » à Hohengoehren, dans l’est de l’Allemagne, le 26 mars 2024.

« Les nations du flanc est de l’OTAN, plus proches de la Russie, sont et seront les premières à reconstruire leur défense », estime Ron Huebert.

N’y a-t-il pas un risque que la Russie voie ces initiatives comme une provocation ? « Depuis des années, toute initiative militaire de l’Europe est qualifiée de provocation par les Russes, répond M. Huebert. C’est devenu un standard. »

Sources : Les Échos, Le Grand Continent, Le Point, The Guardian, Le Monde, Defense News, Euronews, nato.int, Courrier International, Libération, L’Humanité