Test de son au bar D-22. Le groupe Redoceanliner accorde ses guitares et ajuste ses claviers aux influences new wave. Manteau de cuir sur le dos et chaussures Converse aux pieds, le chanteur a les cheveux savamment négligés, cigarette au bec et bière à la main.

Le D-22, où le groupe montréalais Handsome Furs a joué un mois avant notre venue, est considéré comme le premier bar indie-rock de Pékin. Il est situé au nord de la capitale. Loin du centre, mais tout près de la prestigieuse Université de Pékin. «On a beaucoup hésité sur l'emplacement, explique l'un des deux propriétaires, Charles Saliba. On se disait que ce serait plus payant d'être dans le coin des bars, mais qu'il y avait plus de créativité près des universités. C'est probablement l'endroit du monde où il y a le plus d'étudiants.»

Son associé Michael Pettis - qui enseigne la finance à l'Université de Pékin - entre dans le bar avec trois étudiants. En s'allumant une cigarette, il dit à l'un d'eux d'enlever sa cravate. «Vous avez l'air d'être dans la mafia.»

Il est vrai que les trois jeunes Chinois ont l'air d'être des nerds. Leur style est aux antipodes de celui des musiciens. Ils portent un complet noir et blanc bon marché qui ressemble à un costume de première communion.

Est-ce génial d'avoir un prof qui un bar rock?

C'était un choc au début, répond Ning.

Ning a 24 ans. Le fils d'ingénieur n'a pas terminé ses études universitaires, mais un emploi prestigieux l'attend dans une société de finance. «Mes parents écoutent de la musique traditionnelle chinoise. Moi, j'aime les Sex Pistols», lance-t-il.

«Vous parlez à des gens qui ont probablement été acceptés par l'université la plus contingentée du monde, nous glisse à l'oreille Michael Pettis. Ils ont étudié comme des fous pour y être acceptés.»

Université ne rime pas avec beuveries

Faire sortir les étudiants chinois a par ailleurs été le premier défi des propriétaires du D-22. Ce n'est pas comme au Canada ou aux États-Unis, où université rime avec initiations arrosées, beuveries et fêtes de fraternités. «La compétition est énorme avant l'université. Au secondaire, les jeunes sont des machines à étudier. C'est pour ça que ce n'est pas dans leur nature de sortir.»

Malgré tout, les affaires vont très bien pour les deux associés de D-22, qui ont aussi lancé une maison de disques, baptisée Maybe Mars.

Charles Saliba a 32 ans. Ce fils de parents espagnols a étudié à l'école privée d'Angleterre qui appartient aux parents de Michael Pettis. Les deux hommes se sont ensuite recroisés à New York.

À 51 ans, Pettis a un parcours fascinant. Il a eu un bar punk dans la Grosse Pomme au début des années 80. Il connaît bien les membres du groupe Sonic Youth. Mais il est avant tout un gourou de la finance qui a décidé de déménager en Chine il y a sept ans. Newsweek a par ailleurs publié un portait de lui.

Il y a cinq ans, Charles est venu visiter Michael à Pékin, et il n'est jamais reparti. «Mike m'a amené voir un spectacle de punk-rock. C'était bon, mais nous avions l'impression d'être dans un restaurant de banlieue. Nous nous sommes rendu compte qu'il y avait du talent ici, mais pas de scène pour les groupes.»

Il y a des spectacles tous les soirs au D-22. Et aujourd'hui, l'étiquette Maybe Mars représente 20 groupes indie-rock chinois. «Il a fallu éduquer le public. Il y a encore des Chinois qui voient les bars comme des lieux de vice, raconte Charles. Mais au début, beaucoup de groupes sont venus vers nous pour nous demander de l'aide.»

Lors de notre entrevue avec Charles Saliba, l'automne dernier, il organisait une mini-tournée américaine pour trois de ses groupes, P.K.14, Carsick Cars et Xiao He. «C'est une première pour nous. C'est beaucoup de travail pour les visas.»

Certains groupes de Maybe Mars chantent en chinois, d'autres en anglais. «Nos musiciens sont de toutes les origines. Il y a des intellectuels, un chauffeur de train comme un fils de millionnaire, indique Charles Saliba. Ils aiment vraiment la musique, car ils ne peuvent pas en vivre. Les gens n'achètent pas vraiment de CD ici.»

La censure? «Nous devons respecter des règlements et soumettre les paroles et les photos, explique le promoteur. Beaucoup de groupes utilisent des phrases à double sens pour faire passer leurs messages politiques.»

L'album de Carsick Cars s'intitule par exemple You Can Listen, You Can Talk. À l'oral, la liaison entre le «n» et le «t» fait «can't».

Mais pour le reste, cela ne dérange pas trop Charles Saliba de ne pas voir les jupes des joueuses de tennis à la télévision ou de ne pas pouvoir visiter des sites censurés comme Facebook sans passer par des serveurs proxy spéciaux.

«Une meilleure vie que celle de leurs parents»

Charles Saliba aime l'énergie de la nouvelle jeunesse chinoise. «Les jeunes ont une meilleure vie que celle de leurs parents. Ils sont plus libres, alors que leurs parents sont plus craintifs.»

«La vie est tellement plus facile aujourd'hui», confirme Linei, Chinoise de 31 ans qui est propriétaire du Beijing Smallest Bar avec son fiancé australien. L'établissement-concept - minuscule, comme son nom le dit - est situé dans la ruelle branchée de Nanluoguxiang.

Linei est une femme sérieuse, qui tranche avec le décor décontracté de son bar où on entend autant des chansons de Nirvana, de Bon Jovi que de Right Said Fred. La plus terre à terre des jeunes adultes chinois que nous avons rencontrés, elle est reconnaissante de la chance qu'elle a eue.

«Quand j'étais petite, ce n'était pas tout le monde qui avait un frigo, raconte-t-elle. Les épiceries n'existaient même pas. La première fois que j'ai mangé du pain, j'avais 10 ans. Quand j'étais à l'université, en 1996, il y avait quelques ordinateurs pour tous les étudiants. Aujourd'hui, j'en ai quatre.»

«Regardez mon père, poursuit-elle. Il a vécu la guerre avec le Japon et la famine. La vie a été tellement plus facile pour moi.»

Linei est patriotique et elle ne veut pas se faire donner de leçons anticommunistes par les étrangers. «En Chine, nous nous préoccupons moins de nous. On pense à la famille.»

Consommation et traditions

Selon la femme de 31 ans, les Chinois savent se contenter de ce qu'ils ont et ils sauront résister au bonheur - et au désenchantement - de la consommation. Face aux «idées qui viennent de l'Occident», «nous utilisons nos traditions pour décider si c'est bon ou non», dit-elle.

Linei a voyagé à Hong-Kong et en Australie. Mais peu de jeunes Chinois ont eu la chance de visiter d'autres pays que le leur.

Si les Jeux olympiques de Pékin ont montré au monde ce qu'est devenue la Chine, l'Exposition universelle qui s'ouvrira à Shanghai en mai permettra aux Chinois de découvrir le monde.

Zera, qui travaille dans une galerie d'art à Shanghai, veut être bénévole à l'Expo 2010. «Je veux rencontrer des gens d'autres pays et d'autres cultures.»

Jusqu'en janvier dernier, c'était à Shanghai - et non à Dubaï - que se trouvait le plus haut gratte-ciel au monde. Nous avons été fascinée de voir de vieux Chinois se faire photographier devant la baie vitrée. L'image rappelait tous les changements de société qu'ils ont vécus: ils sont nés dans une Chine grise, torturée et pauvre, et ils mourront dans une Chine moderne, bouillante et riche.

Quoique la Chine change si vite qu'il est difficile de prévoir où elle sera dans cinq ou dix ans. «Quand je reviens à New York, tout est à peu près pareil. Ici, tout est à bâtir, dit Charles Saliba. Un an en Chine, c'est comme dix ans ailleurs.»

Photo: Émilie Côté, La Presse