Un promoteur immobilier sans grande expérience politique a officiellement été investi premier ministre de la Thaïlande, mercredi, à l’issue de jeux de coulisses ayant mené à une improbable alliance entre deux camps ennemis.

Ce qu’il faut savoir

  • Les élections tenues en Thaïlande en mai ont permis à un parti prodémocratie, Aller de l’avant, de remporter le plus grand nombre de sièges.
  • La formation a cependant été incapable de faire approuver son candidat au poste de premier ministre en raison du blocage exercé par des sénateurs proches de l’armée, qui dirige de facto le pays depuis plusieurs années.
  • Un autre parti, lié à l’ex-premier ministre Thaksin Shinawatra, qui vivait en exil depuis 15 ans, s’est associé à des formations proches des militaires pour désigner le nouveau chef du gouvernement, un homme sans grande expérience politique.

Srettha Thavisin, âgé de 61 ans, a reçu l’imprimatur du roi Maha Vajiralongkorn, succédant du coup à l’ex-général Prayut Chan-O-Cha, qui avait d’abord pris le pouvoir en 2014 lors d’un coup d’État avant d’être nommé chef du gouvernement lors d’élections contestées en 2019.

Bien qu’ils aient avalisé la nomination d’un civil après un nouveau scrutin tenu le 14 mai, les militaires demeurent bien en selle après avoir uni leurs forces avec le parti appuyé par l’ex-premier ministre Thaksin Shinawarta, Pheu Thai, au sein d’une coalition hétéroclite.

« Les militaires ont joué en fonction des règles, mais les règles ont été construites pour les favoriser », indique Alexandre Veilleux, doctorant en science politique de l’Université de Montréal étudiant l’Asie du Sud-Est.

Les dirigeants de Pheu Thai, dit-il, avaient juré en campagne de ne pas s’allier avec les militaires, mais ils ont décidé de faire volte-face de manière « opportuniste » après que le parti Aller de l’avant, sorti premier des urnes, eut échoué à faire approuver son candidat comme premier ministre, Pita Limjaroenrat.

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Le leader du parti Aller de l’avant, Pita Limjaroenrat

Les efforts du parti prodémocratique, qui proposait un ambitieux programme de réformes susceptibles de heurter l’élite conservatrice du pays et la monarchie elle-même, se sont butés à l’opposition d’une large majorité de sénateurs proches de l’armée.

À l’écart du pouvoir

Tamara Loos, spécialiste de la Thaïlande rattachée à l’Université Cornell, note que Pheu Thai avait entrepris des pourparlers avec des partis liés aux militaires avant le scrutin, mais avait dû « se faire discret » à ce sujet en raison de l’impopularité d’une telle association.

Elaine Pearson, qui dirige la section Asie de Human Rights Watch, relève que « l’alliance contre nature » confirmée par le roi « visait à garder à tout prix Aller de l’avant à l’écart du pouvoir ».

Du côté de Pheu Thai, elle a sans doute aussi été pensée, dit-elle, pour favoriser les intérêts personnels de Thaksin Shinawarta, qui est rentré au pays mardi après un long exil. Il a vécu une quinzaine d’années hors du pays pour échapper à des accusations de corruption lui ayant valu une condamnation par contumace à huit ans de prison.

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L’ex-premier ministre thaïlandais Thaksin Shinawarta salue ses supporteurs à son arrivée à l’aéroport Don Mueang de Bangkok.

Le riche homme d’affaires, issu d’une famille qui dispose d’entreprises dans nombre de secteurs névralgiques en Thaïlande, avait été chassé du pouvoir en 2006 par un coup d’État militaire ayant mené à des années de tension et une violente répression.

Il avait lancé, alors qu’il était au pouvoir, des réformes sociales ayant profité aux segments les plus défavorisés de la population, particulièrement dans le nord du pays, s’assurant un important soutien populaire ayant perduré durant son exil.

L’ex-premier ministre a été arrêté à son arrivée en Thaïlande mardi et mis en prison, mais il pourrait avoir négocié un allègement de peine, voire un pardon, dans les tractations des dernières semaines.

Son parti, qui se présentait comme prodémocratique, a été déclassé dans ce registre par Aller de l’avant, très populaire chez les jeunes. Il risque, en s’alliant maintenant aux militaires, de payer un prix important dans les urnes, souligne M. Veilleux.

Le nouveau gouvernement pourrait aussi rapidement faire face à une nouvelle vague de manifestations.

Thak Chaloemtiarana, spécialiste de la Thaïlande également rattaché à l’Université Cornell, pense que les partisans de MFP ont « plus ou moins accepté que le changement doit venir par les urnes » et risquent de jouer la montre, plutôt que de redescendre dans la rue.

Des efforts du nouveau gouvernement pour dissoudre le parti ou persécuter Pita Limjaroenrat pourraient cependant enflammer la situation. Un scénario similaire s’était produit en 2019.

« Faire ses preuves »

Mme Pearson, de Human Rights Watch, relève que le nouveau gouvernement devra « faire ses preuves » auprès de la population ayant voté pour des réformes majeures en commençant notamment par libérer les manifestants incarcérés au cours des dernières années.

« Ce serait des preuves de bonne foi visant à démontrer qu’il y a des différences par rapport à la précédente administration », souligne l’activiste, qui s’alarme des procédés « antidémocratiques » utilisés pour prendre le pouvoir.

PHOTO FOURNIE PAR L’AGENCE FRANCE-PRESSE

Le nouveau premier ministre thaïlandais s’agenouille devant un portrait du roi Maha Vajiralongkorn dans le cadre d’une cérémonie de prestation de serment dans le quartier général de Pheu Thai, à Bangkok.

Bien qu’il soit un peu tôt pour tirer des conclusions à ce sujet, M. Généreux pense que le parti de Thaksin Shinawarta sera en bonne position face aux militaires dans le nouveau gouvernement.

Une indication plus précise du rapport de forces sera donnée, dit-il, par la composition du prochain gouvernement et de l’importance des ministères attribués aux différents partis.

Dans une analyse diffusée par la Brookings Institution après les élections de mai, un analyste établi à Bangkok, Scott Christensen, prévenait que le temps jouait en faveur d’Aller de l’avant en Thaïlande.

La formation, relevait-il, s’appuie sur une base électorale formée de gens de moins de 40 ans qui tiennent mordicus à « voir des réformes », quoi qu’en pense l’élite conservatrice du pays.