Dans un passé pas si lointain, Egipto était l’un des quartiers les plus dangereux à Bogotá, contrôlé par les cartels de la drogue et les gangs de rue. Un organisme, Breaking Borders, organise maintenant des visites touristiques pour que la communauté blessée puisse faire table rase du passé.

(Bogotá) Au pied de la colline se trouve une église. Trois hommes et une femme émergent d’une rue qui semble ne mener nulle part. Ils nous font signe de les suivre.

Le soleil tape en cet après-midi du mois de mai. Sur notre chemin, les rues sont craquelées. Les maisons sont rudimentaires, parfois faites de tôle et de simples planches de bois. Quelques chiens errent, à la recherche d’un morceau. Des enfants jouent, mais ils ne vont pas à l’école.

Ce qui ressort, dans cet endroit qui semble complètement abandonné à lui-même, ce sont les graffitis. Un peu partout, comme pour montrer qu’ils ne crouleraient pas, des artistes locaux font honneur à l’art de rue colombien. Le contraste entre la beauté des illustrations et la décrépitude des habitations est percutant.

INFOGRAPHIE LA PRESSE

Arborant tous la même veste bleue, les guides s’arrêtent devant une maison. L’un des murs extérieurs, comme d’autres dans le quartier, est criblé de balles. On distingue très clairement les traces des projectiles. Adossé sur ce mur, Harold Carrillo prend la parole. Il commence à partager l’histoire des siens.

Le quartier d’Egipto était auparavant l’un des endroits les plus dangereux de la capitale Bogotá. Jusqu’au début des années 2000, il était contrôlé par les cartels de la drogue et les gangs de rue.

Pour les locaux, c’est donc une histoire de rédemption. Celle d’un quartier qui a choisi de laisser des décennies de criminalité derrière, dans l’espoir d’offrir à la plus jeune génération une vie meilleure.

L’organisme Breaking Borders, qui organise la visite, a été fondé en 2016. Son but : permettre à une communauté blessée de nettoyer son passé par le tourisme et le travail social. Une dizaine d’anciens membres de gang du quartier, dont des ex-prisonniers, se sont promis de revenir sur le droit chemin – et tentent tranquillement d’améliorer le sort de leur collectivité.

Attention aux « frontières invisibles »

Même si les cartels ont délaissé les lieux depuis une vingtaine d’années, les tensions territoriales demeurent. Ceux et celles qui grandissent dans la rue 10, ou calle 10 en espagnol, y passent leur vie. Pas question de mettre un pied dans la calle 9.

Durant la visite, on s’assure d’ailleurs de ne franchir aucune « frontière invisible », sous peine de croiser des personnes que l’on considérerait comme ennemies.

C’est parce que les affrontements pour le contrôle du territoire ont fait de nombreux morts, au fil des années. Voir ses amis ou ses proches périr a par ailleurs été la bougie d’allumage dans l’esprit de plusieurs anciens caïds.

Derrière le regard d’Harold, par exemple, on perçoit la détermination d’un homme qui s’est promis de s’en sortir et de tirer son entourage vers le haut avec lui.

Je ne veux pas que mes enfants me voient en prison. Ça me motive à changer, pour moi et pour eux.

Harold Carrillo

Son jeune fils, qui marche à peine seul et qui ignore encore tout de ce passé, l’observe avec admiration. Il souhaite que ça puisse continuer.

  • Harold, son fils et un ami ont offert une prestation de rap à la fin de la visite.

    PHOTO WILLIAM THÉRIAULT, LA PRESSE

    Harold, son fils et un ami ont offert une prestation de rap à la fin de la visite.

  • Le terrain de soccer est protégé par un filet.

    PHOTO FOURNIE PAR EMMANUELLE RHEAUME

    Le terrain de soccer est protégé par un filet.

  • L’art de rue est omniprésent dans le quartier.

    PHOTO FOURNIE PAR EMMANUELLE RHEAUME

    L’art de rue est omniprésent dans le quartier.

  • Plus loin, on peut voir s’étaler Bogotá.

    PHOTO WILLIAM THÉRIAULT, LA PRESSE

    Plus loin, on peut voir s’étaler Bogotá.

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Se battre pour exister

En seulement 20 minutes à pied depuis l’entrée d’Egipto, on peut se rendre à la place Bolívar. Largement visité, cet endroit représente le cœur de la partie historique de Bogotá. On y trouve des musées prestigieux, une cathédrale imposante et des bureaux gouvernementaux.

Pourtant, à Egipto, il flotte une aura de terre oubliée. Une fois dépassé l’église, le territoire n’existe plus sur les cartes. Le gouvernement le considère comme un « quartier à zones d’invasion », ce qui disqualifie certains bâtiments de porter une adresse et, encore pire, d’exister aux yeux de la Ville. Et ça se sent.

Les résidants qui s’y promènent, très peu nombreux à l’extérieur, donnent l’impression de ne jamais être sortis du quartier.

Vivant de l’économie dite « informelle », ces individus ne disposent pas toujours de services de base comme l’eau et l’électricité. Ils doivent se débrouiller, témoigne à La Presse Ingrid Blandon, guide touristique colombienne qui collabore avec Breaking Borders.

La plupart d’entre eux n’ont pas d’emploi, ce qui explique qu’ils aient été durement touchés par la violence familiale, le manque de perspectives d’emploi et les conditions de vie précaires, n’ayant d’autre choix que la criminalité pour survivre dans la pauvreté.

Ingrid Blandon, guide touristique colombienne

« En l’absence d’écoles, l’accès à l’éducation est limité. Et les enfants grandissent dans un environnement de survie plutôt que dans un contexte propice à leur développement. C’est pourquoi il y a un effort constant de la part de la communauté pour améliorer les conditions de vie des habitants et l’infrastructure du quartier », ajoute-t-elle.

La proximité d’un quartier comme Egipto à un lieu comme la place Bolívar est un parfait exemple des inégalités frappantes qui déchirent l’Amérique latine.

CAPTURE D’ÉCRAN TIRÉE DE YOUTUBE

Andrés Saavedra, Harold Carrillo et Jaime Caicedo, de Breaking Borders

En ce sens, dans une vidéo qui se trouve sur son site web, le cofondateur de l’organisme, Andrés Saavedra, affirme porter un message de « transformation, d’union, de paix et d’éducation ». Il veut sincèrement que les choses s’améliorent.

Le tourisme, dans le quartier brutal qui l’a vu grandir, représente à la fois un revenu honnête et légal ainsi qu’une possibilité d’emploi pour des habitués de la rue voulant rompre avec leur ancienne vie.

Ces efforts, au bout du compte, mènent à quelque chose. Entre 2018 et 2022, le taux de criminalité d’Egipto a descendu de 90 %, en matière de meurtres et de vols.

On peut en grande partie attribuer cette baisse notable au travail de Breaking Borders, qui troque progressivement la violence et l’agressivité pour des initiatives sportives ou culturelles construites autour de la participation des jeunes.

C’est pourquoi le quartier possède maintenant son propre terrain de soccer, assorti de quelques modules de jeu, en plus de son matériel pour inciter ces jeunes à faire aller leur créativité artistique.

« Breaking Borders est né de ce désir inné des habitants de changer leur façon de vivre et de communiquer avec la ville », souligne Ingrid Blandon.

« Ils sont convaincus que l’avenir d’une paix tant attendue réside chez les enfants. »

En savoir plus
  • 6500
    Nombre de touristes ayant visité le quartier d’Egipto depuis la fondation de l’organisme Breaking Borders, en 2016
    SOURCE : Breaking Borders