(Neuquén) La Patagonie argentine regorge de gaz de schiste et, depuis la guerre en Ukraine, la production explose. L’Argentine cherche à se positionner comme acteur mondial de l’énergie, avec l’aide des Canadiens.

Sur les grandes étendues arides du nord de la Patagonie, ces steppes où le vent souffle et la chaleur craquelle le sol, des derricks poussent comme des champignons. Ils pompent les hydrocarbures enfermés dans les roches de Vaca Muerta, un territoire de 30 000 km⁠2, deuxième gisement de gaz de schiste au monde.

À quelques kilomètres de l’un des secteurs les plus exploités – Fortín de Piedra –, la communauté autochtone du peuple mapuche de Campo Maripe est désespérée face à l’accélération de l’extraction.

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Luis, un lonko (autorité suprême mapuche), se démène depuis des années pour obtenir les titres de propriété de ses terres ancestrales, où les entreprises extractives viennent justement opérer, sans les consulter.

« Il faut arrêter la fracturation. C’est la pire chose qui nous soit arrivée », déplore Luis.

Ce lonko (autorité suprême mapuche) se démène depuis des années pour obtenir les titres de propriété de ses terres ancestrales, où les entreprises extractives viennent justement opérer, sans les consulter. « Ils fissurent tout sous terre. C’est un désastre. La fracturation doit être interdite en Argentine, comme en Europe. »

Les conséquences de la fracturation passées sous silence

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Des camions transportent l’eau, le sable et les produits chimiques nécessaires à la fracturation hydraulique.

Devant le défilé de camions qui transportent l’eau, le sable et les produits chimiques nécessaires à la fracturation – la technique controversée pour extraire le gaz de schiste –, le géographe Javier Grosso (Université du Comahue, Neuquén) nous explique « qu’avant de pomper le gaz de schiste, il faut fracturer les roches souterraines qui le retiennent ».

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Appareil de forage dans la région de Vaca Muerte, en Argentine

« Des puits de quatre à cinq kilomètres sont creusés. Puis+ il faut injecter à très haute pression (entre 13 000 et 14 000 livres-force) 100 millions de litres d’eau et 15 000 tonnes de sable. Accumulée dans les sous-sols, cette pression a besoin de se libérer et provoque… des séismes ».

Dans la communauté de Campo Maripe, comme dans les villages alentour, les séismes sont devenus quotidiens. Depuis 2015, plus de 350 tremblements de terre ont été recensés à Vaca Muerta.

Les maisons se fissurent. Certaines s’effondrent, comme celle de Mabel, à Sauzal Bonito. À 65 ans, elle pleure « la maison de famille où les enfants ont grandi » et espère que la nouvelle maison installée par les autorités « sera plus résistante aux secousses ».

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La maison de Mabel, à Sauzal Bonito, s’est effondrée à la suite d’un séisme causé par la fracturation.

De son côté, la secrétaire à l’Énergie, Flavia Royón, nie les études scientifiques, comme celle publiée dans Nature par Javier Grosso et ses collègues. Elle déclare avoir « les preuves qu’il n’y a pas de dommages environnementaux » et considère que « Vaca Muerta est une des stratégies de développement pour résoudre les difficultés économiques », alors que le pays frôle les 100 % d’inflation.

Martín Álvarez, coordinateur de l’ONG Observatorio Petrolero Sur, regrette que les conséquences soient passées sous silence.

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Martín Álvarez, coordinateur de l’ONG Observatorio Petrolero Sur

Depuis la guerre en Ukraine, les gazoducs fonctionnent 24 heures sur 24. Treize puits sont fracturés par jour, en moyenne. Et nous, nous comptabilisons entre cinq et six incidents environnementaux par jour : fuite de pétrole ou gaz, contamination des eaux, etc.

Martín Álvarez, coordinateur de l’ONG Observatorio Petrolero Sur

La ruée vers les gaz de schiste américains et canadiens

Face à une des usines de traitement d’hydrocarbures installées sur les steppes patagoniques, Martin Alvarez raconte qu’« avec la guerre en Ukraine, tout le marché européen s’est ouvert, et Vaca Muerta représente une occasion pour couvrir une partie de ce marché ».

Avant l’invasion de l’Ukraine en février 2022, environ 40 % du gaz consommé en Europe provenait de Russie. Fin 2022, c’était moins de 15 %. Le Vieux Continent a dû frapper à d’autres portes pour assurer son approvisionnement : Norvège, Algérie, Qatar, Nigeria… mais aussi États-Unis, et plus récemment Canada et Argentine.

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Pompes utilisées pour l’extraction du gaz de schiste dans la province de Neuquén, en Argentine

Le Canada, deuxième producteur de gaz de schiste (derrière les États-Unis), cherche à augmenter progressivement sa production pour atteindre 30 % du gaz total produit en 2040. L’Argentine, nouvel acteur, veut s’appuyer sur l’expérience de son partenaire nord-américain pour développer son modèle. Les deux nations ont multiplié les rencontres : en juin 2022, une délégation argentine s’est déplacée en Alberta.

En février 2023, chemin inverse, la Chambre de commerce argentine canadienne a organisé la visite d’une douzaine d’entreprises canadiennes à Vaca Muerta.

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Flavia Royón, secrétaire à l’Énergie d’Argentine

En mars, c’est la secrétaire de l’Énergie, Flavia Royón, qui s’est déplacée au sommet minier (PDAC 2023) de Toronto. Elle a cherché à convaincre les investisseurs en estimant que, « dans quelques années, le pays disposera d’excédents de 8 milliards de dollars grâce à la production prévue à Vaca Muerta ». En 2023, c’est un bond de 26 % qui est envisagé dans les investissements.

Martín Álvarez est, lui, beaucoup plus prudent quant à l’avenir. « Tout est très volatil, et le marché est imprévisible. En août 2022, le prix du gaz a explosé et favorisé les investissements en Argentine. Début 2023, le prix du gros du gaz a considérablement baissé en Europe. Quelles conséquences pour Vaca Muerta ? L’avenir le dira. »

Climat, guerre en Ukraine et fossiles… tout est lié

En mars, le sixième rapport du GIEC réitérait qu’aucun nouveau projet d’énergies fossiles ne devait voir le jour pour limiter le dérèglement climatique. Lors de sa présentation, la climatologue ukrainienne Svitlana Krakovska s’exprimait depuis Kyiv, où les sirènes ponctuaient son intervention : « Le changement climatique et la guerre contre l’Ukraine ont la même origine : notre dépendance aux énergies fossiles. […] Si nous ne réglons pas ces causes, c’est l’humanité entière qui se dirige vers sa propre perte. »