(Addis-Abeba, Éthiopie) En 2019, le gouvernement éthiopien a adopté l’une des législations les plus strictes d’Afrique en matière de lutte contre le tabagisme. Mais une étude publiée par le British Medical Journal révèle la manière dont le secteur du tabac contourne ces lois par l’intermédiaire d’activités de responsabilité sociétale des entreprises.

Aux côtés des emblèmes des multinationales Coca-Cola et Toyota, le sigle vert de la National Tobacco Enterprise (NTE) sert de toile de fond à une conférence de presse réunissant, le 25 juillet 2019, d’importants contributeurs au Green Legacy Project. Cet ambitieux programme vise à contrer les effets du changement climatique en Éthiopie.

Sur les images retransmises par la chaîne publique ETV, le logo vert interpelle Sisay Derso Mengesha. « Nous avons la loi la plus stricte d’Afrique en matière de lutte contre le tabagisme. Le financement de projets nationaux par l’industrie du tabac est formellement interdit », indique ce chercheur en santé publique.

Pendant trois ans, Sisay Derso Mengesha et deux experts australiens ont épluché les données prouvant les interférences de la NTE. Cette entreprise septuagénaire détient le monopole de la fabrication de cigarettes dans le deuxième État du continent africain pour la population. Le fruit des recherches du trio, publié le 15 septembre par le British Medical Journal, démontre un recours systématique aux activités de responsabilité sociétale des entreprises (RSE) pour contourner les restrictions imposées par la législation depuis 2019. L’enquête révèle en outre l’appui de diplomates japonais aux industriels éthiopiens.

Bourses universitaires et masques contre la COVID-19

En 2017, Japan Tobacco International (JTI), géant nippon du secteur dont le siège social est établi à Genève, est devenu l’actionnaire majoritaire de la NTE. Pour redorer l’image du tabac en Éthiopie, JTI a ouvert les portes de la troisième économie mondiale aux étudiants de ce pays en développement, où un jeune urbain sur cinq est au chômage. Et ce, grâce à un protocole d’accord ratifié le 21 mai 2021 par l’ambassadrice du Japon, Ito Takako. Contactés par La Presse, ni l’ambassade ni JTI n’ont donné suite à nos demandes d’entrevue.

Masques contre la COVID-19, installations pour faciliter l’accès à l’eau des populations rurales, graines et engrais pour les producteurs de tabac… Le volet caritatif de la NTE ratisse large.

Chaque fois qu’une loi concernant ce secteur est proposée, l’industrie du tabac en reçoit un exemplaire pour y ajouter ses amendements. C’est paradoxal.

Sisay Derso Mengesha, chercheur en santé publique

« Ce processus est très encadré, tempère Baharu Zewdie, chargé de l’application des lois antitabac au sein de l’Autorité éthiopienne pour l’alimentation et les médicaments (EFDA). La NTE peut commenter les textes, mais nous ne les modifions pas. » Le fonctionnaire prend néanmoins l’étude dirigée par Sisay Derso Mengesha au sérieux.

Des obstacles d’ordre budgétaire

« Ces résultats contredisent la loi de 2019 qui affirme que tout importateur ou distributeur l’enfreignant s’expose à une à trois années d’emprisonnement et à une contravention de 50 000 birr [environ 1220 $ CAN]. Nous allons établir un comité pour vérifier l’authenticité des documents cités, puis prendre les mesures nécessaires en lien avec le ministère de la Justice et la police fédérale », détaille Baharu Zewdie.

En attendant, le paquet de cigarettes est actuellement taxé à hauteur de 50 % de sa valeur, tandis que l’Organisation mondiale de la santé recommande de dépasser 75 %. Là encore, Baharu Zewdie devine l’ombre des lobbies du tabac. D’autres dispositions, pourtant inscrites dans la loi, peinent à entrer en vigueur, comme l’interdiction faite aux moins de 21 ans de vendre du tabac.

Les cigarettes sont principalement distribuées par de jeunes commerçants ambulants. Il faudrait leur procurer une autre source de revenus.

Baharu Zewdie, chargé de l’application des lois antitabac au sein de l’EFDA

Théoriquement prohibés, les produits dérivés du tabac, telles les chichas et les cigarettes électroniques, échappent souvent à la vigilance des autorités. Pour cause, il manque près de 70 % des 116 millions de birr (environ 2,8 millions CAN) annuels prévus pour la mise en œuvre des textes. Baharu Zewdie milite pour la réinjection des taxes issues de la vente de cigarettes afin de financer ces programmes.

« L’argument économique des industriels du tabac ne tient pas, martèle son confrère Sisay Derso Mengesha. La NTE affirme procurer un emploi à 10 000 citoyens. Mais rien qu’en 2016, le tabagisme a tué plus de 17 000 personnes, engendrant d’énormes dépenses entre les soins et l’incapacité à travailler. »

L’indispensable changement des comportements

Le bureau de la médecin Helina Yohannes est attelé à une maison de repos pour les malades du cancer, entre deux cycles de chimiothérapie ou de radiothérapie. « Le tabac est le premier facteur de risque », rappelle cette responsable de l’Ethiopia Cancer Association (Yeeca). Selon elle, les hausses de prix, les avertissements sur les paquets de cigarettes et les interdictions de fumer en intérieur ne suffisent pas.

« Il faut amorcer un véritable changement comportemental qui passe par un meilleur taux d’emploi, un encouragement à adopter une activité physique régulière, une alimentation saine et, enfin, une éducation aux dangers courus par les fumeurs », énumère Helina Yohannes.

Un dernier axe consiste à ouvrir les yeux sur les contradictions de la NTE. « Cette industrie soutient le Green Legacy Project, tout en participant à la dégradation de l’environnement avec sa consommation massive d’eau, le recours aux pesticides et la déforestation de centaines d’hectares », conclut le chercheur Sisay Derso Mengesha.