(Sfax, Tunis et l’île de Kerkennah, Tunisie) La région de Sfax, en Tunisie, est devenue la principale plaque tournante pour les migrants vers l’Europe : depuis le début de l’année, les départs pour l’Italie ont bondi de 300 %. Mais tous n’arrivent pas à destination. Les drames sont nombreux, comme on l’a vu cette semaine avec le tragique naufrage au large de la Grèce. Les morts se comptent par centaines. Et ce ne sont pas les propos racistes du président tunisien qui vont renverser la tendance : la population noire est plus que jamais déterminée à rejoindre l’Europe. Coûte que coûte.

De plus en plus de migrants, de plus en plus de naufrages

PHOTO JIHED ABIDELLAOUI, ARCHIVES REUTERS

Les gardes-côtes tunisiens interceptent une embarcation de migrants qui tente d’atteindre l’Italie, au large de Sfax, le 27 avril.

Maria Mkabo se souvient de son départ en mer, le 7 avril dernier, alors qu’il faisait nuit noire, d’une plage près de Sfax, dans une barque en métal où s’entassaient quelques dizaines de migrants subsahariens espérant atteindre l’Italie. Elle se souvient des vagues déchaînées qui, après quelques heures, ont fait chavirer la fragile embarcation et précipité tout le monde dans l’eau de la Méditerranée.

Mais la jeune femme de 20 ans ne se souvient pas comment elle a réussi à survivre plusieurs heures dans l’eau froide, avec son bébé de 10 mois, en s’accrochant tant bien que mal à une chambre à air mal gonflée.

PHOTO ISABELLE DUCAS, LA PRESSE

Maria Mkabo, 20 ans, originaire de la Sierra Leone, avec son fils de 10 mois, Ismaïl

Son mari, Ismaïl Ilah, 28 ans, n’est jamais remonté à la surface. Maria Mkabo a été secourue le lendemain par un bateau de pêcheurs qui a ramené les survivants au port de Sfax. Le bébé Ismaïl a été hospitalisé et a passé cinq jours dans le coma, après avoir souffert d’hypothermie.

« J’ai eu très peur, je ne veux pas remonter dans un bateau », dit la jeune mère au visage grave, rencontrée à Tunis dans un camp improvisé où environ 200 migrants subsahariens s’entassent dans des tentes et sous des bâches de plastique, à côté des bureaux de l’Office international pour les migrations (OIM), une organisation des Nations unies.

« Je veux rentrer chez moi en Sierra Leone, mais je n’ai plus d’argent et je n’ai personne pour s’occuper de moi », se désole-t-elle, tandis que le petit Ismaïl, fiévreux, pleure dans ses bras.

Trois fois plus de départs

Maria Mkabo fait partie des milliers de personnes, surtout de l’Afrique subsaharienne, qui ont tenté d’atteindre l’Italie à partir de la Tunisie depuis le début de 2023. Il s’agit d’une vague sans précédent : les migrants sont trois fois plus nombreux cette année que l’an dernier.

PHOTO TAREK AMARA, ARCHIVES REUTERS

La traversée de la Méditerranée tentée par ces ressortissants africains est stoppée par la Garde nationale tunisienne, près des côtes de Sfax, le 27 avril.

Entre janvier et avril, le nombre d’entrées irrégulières de migrants dans l’Union européenne par la Méditerranée centrale a augmenté de 292 % comparativement à la même période en 2022, atteignant 42 165, selon l’agence européenne Frontex, responsable de la gestion des frontières. Principaux pays d’origine des migrants : la Côte d’Ivoire (huit fois plus nombreux) et la Guinée (cinq fois plus nombreux).

De leur côté, les autorités tunisiennes ont intercepté 23 093 personnes tentant de quitter les côtes du pays au cours des cinq premiers mois de 2023, comparativement à 7250 à la même période l’an dernier, une hausse de quelque 220 %, selon les données recueillies par le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES).

Des morts chaque jour

Mais les naufrages sont nombreux, comme en témoigne la tragédie qui a fait des centaines de disparus au large de la Grèce, plus tôt cette semaine. Il y a eu 534 morts et disparus en mer au cours des cinq premiers mois de 2023, dont 90 % de Subsahariens, selon le FTDES, qui en avait comptabilisé 374 pour la même période en 2022. L’organisme souligne que les mineurs sont de plus en plus nombreux à tenter la traversée.

PHOTO ISABELLE DUCAS, LA PRESSE

Barque utilisée par des migrants pour tenter la traversée de la Méditerranée, échouée sur le rivage sur l’île de Kerkennah

Les passeurs utilisent de plus en plus des bateaux rudimentaires en métal, assemblés à la hâte quelques heures avant le départ, et ils sont surchargés.

Romdhan Ben Amor, porte-parole du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES)

La région de Sfax, capitale économique du pays, et l’île de Kerkennah, située en face à 40 km des côtes, attirent depuis longtemps les Tunisiens qui tentent d’entrer illégalement en Europe en ralliant l’île italienne de Lampedusa, qui se trouve à moins de 150 km de Kerkennah.

Mais dorénavant, ce sont les migrants subsahariens qui sont majoritaires sur cette route.

Ils viennent de la Côte d’Ivoire, du Mali, du Burkina Faso, de la Guinée, du Niger, du Soudan, du Yémen. Ils ont traversé le désert, puis l’Algérie ou la Libye, avant d’aboutir en Tunisie sur les rives de la Méditerranée.

  • Les passeurs utilisent les réseaux sociaux, notamment Facebook, pour recruter des passagers qui souhaitent faire la traversée jusqu’en Italie. Ils inscrivent souvent leurs tarifs et affichent des photos des embarcations qui seront utilisées.

    IMAGE TIRÉE DE FACEBOOK

    Les passeurs utilisent les réseaux sociaux, notamment Facebook, pour recruter des passagers qui souhaitent faire la traversée jusqu’en Italie. Ils inscrivent souvent leurs tarifs et affichent des photos des embarcations qui seront utilisées.

  • Les passeurs utilisent les réseaux sociaux, notamment Facebook, pour recruter des passagers qui souhaitent faire la traversée jusqu’en Italie. Ils inscrivent souvent leurs tarifs et affichent des photos des embarcations qui seront utilisées.

    IMAGE TIRÉE DE FACEBOOK

    Les passeurs utilisent les réseaux sociaux, notamment Facebook, pour recruter des passagers qui souhaitent faire la traversée jusqu’en Italie. Ils inscrivent souvent leurs tarifs et affichent des photos des embarcations qui seront utilisées.

  • Les passeurs utilisent les réseaux sociaux, notamment Facebook, pour recruter des passagers qui souhaitent faire la traversée jusqu’en Italie. Ils inscrivent souvent leurs tarifs et affichent des photos des embarcations qui seront utilisées.

    IMAGE TIRÉE DE FACEBOOK

    Les passeurs utilisent les réseaux sociaux, notamment Facebook, pour recruter des passagers qui souhaitent faire la traversée jusqu’en Italie. Ils inscrivent souvent leurs tarifs et affichent des photos des embarcations qui seront utilisées.

  • Les passeurs utilisent les réseaux sociaux, notamment Facebook, pour recruter des passagers qui souhaitent faire la traversée jusqu’en Italie. Ils inscrivent souvent leurs tarifs et affichent des photos des embarcations qui seront utilisées.

    IMAGE TIRÉE DE FACEBOOK

    Les passeurs utilisent les réseaux sociaux, notamment Facebook, pour recruter des passagers qui souhaitent faire la traversée jusqu’en Italie. Ils inscrivent souvent leurs tarifs et affichent des photos des embarcations qui seront utilisées.

  • Les passeurs utilisent les réseaux sociaux, notamment Facebook, pour recruter des passagers qui souhaitent faire la traversée jusqu’en Italie. Ils inscrivent souvent leurs tarifs et affichent des photos des embarcations qui seront utilisées.

    IMAGE TIRÉE DE FACEBOOK

    Les passeurs utilisent les réseaux sociaux, notamment Facebook, pour recruter des passagers qui souhaitent faire la traversée jusqu’en Italie. Ils inscrivent souvent leurs tarifs et affichent des photos des embarcations qui seront utilisées.

  • Les passeurs utilisent les réseaux sociaux, notamment Facebook, pour recruter des passagers qui souhaitent faire la traversée jusqu’en Italie. Ils inscrivent souvent leurs tarifs et affichent des photos des embarcations qui seront utilisées.

    IMAGE TIRÉE DE FACEBOOK

    Les passeurs utilisent les réseaux sociaux, notamment Facebook, pour recruter des passagers qui souhaitent faire la traversée jusqu’en Italie. Ils inscrivent souvent leurs tarifs et affichent des photos des embarcations qui seront utilisées.

  • Les passeurs utilisent les réseaux sociaux, notamment Facebook, pour recruter des passagers qui souhaitent faire la traversée jusqu’en Italie. Ils inscrivent souvent leurs tarifs et affichent des photos des embarcations qui seront utilisées.

    IMAGE TIRÉE DE FACEBOOK

    Les passeurs utilisent les réseaux sociaux, notamment Facebook, pour recruter des passagers qui souhaitent faire la traversée jusqu’en Italie. Ils inscrivent souvent leurs tarifs et affichent des photos des embarcations qui seront utilisées.

  • Les passeurs utilisent les réseaux sociaux, notamment Facebook, pour recruter des passagers qui souhaitent faire la traversée jusqu’en Italie. Ils inscrivent souvent leurs tarifs et affichent des photos des embarcations qui seront utilisées.

    IMAGE TIRÉE DE FACEBOOK

    Les passeurs utilisent les réseaux sociaux, notamment Facebook, pour recruter des passagers qui souhaitent faire la traversée jusqu’en Italie. Ils inscrivent souvent leurs tarifs et affichent des photos des embarcations qui seront utilisées.

1/8
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Ils ont déjà payé des passeurs pour la première partie de leur voyage, de leur pays, entassés dans des camions comme du bétail. Pour atteindre la terre promise, dans une embarcation de fortune, ils devront encore allonger les billets, entre 1400 et 5000 dinars (de 600 à 2200 $ CAN) pour la traversée de 14 heures.

C’est pourquoi plusieurs d’entre eux s’arrêtent plus ou moins longtemps en Tunisie pour travailler et amasser un peu d’argent, même s’ils sont mal payés et ont souvent du mal à trouver du boulot, surtout depuis le discours à connotation raciste du président tunisien Kaïs Saïed, en février dernier (voir autre texte).

Multiples tentatives

Fin mai, dans un quartier populaire de Sfax, nous sommes invités chez de jeunes hommes, pour la majorité originaires de Gambie. Ils sont une vingtaine à vivre entassés dans trois appartements spartiates et poussiéreux, meublés avec ce qu’ils ont trouvé aux rebuts.

Plusieurs ne parlent que le dialecte de leur pays, mais quelques-uns parlent anglais, et même un peu français.

Ils ont tous déjà tenté la traversée, parfois trois ou quatre fois. Ils ont été interceptés par les gardes-côtes tunisiens ou leur barque a coulé.

PHOTO ISABELLE DUCAS, LA PRESSE

Lamine Saidy, 19 ans, originaire de la Gambie, dans l’appartement qu’il partage avec neuf autres migrants

Nous étions 41 personnes dans notre bateau, et quand nous avons chaviré, 6 passagers se sont noyés, dont un bébé.

Lamine Saidy, 19 ans

Le jeune homme raconte avec peine comment il a côtoyé la mort, en mars dernier. Il a passé deux heures dans l’eau avant que des pêcheurs acceptent de prendre les survivants à bord.

C’était sa deuxième tentative. La première fois, quelques mois auparavant, l’embarcation avait rebroussé chemin parce que la mer était trop mauvaise.

Lamine essaie de mettre de côté un peu d’argent, en travaillant sur des chantiers de construction, pour tenter sa chance encore une fois.

« Je suis le plus vieux d’une famille de six enfants, explique-t-il. Ma famille est pauvre, mais ils ont dépensé beaucoup d’argent pour me permettre de venir ici et ils comptent sur moi pour atteindre l’Europe, pour que je puisse les aider financièrement. Je ne peux pas retourner chez moi. Je sais que c’est dangereux, mais je suis prêt à donner ma vie pour ma famille. »

« On veut seulement améliorer notre sort »

Des migrants originaires de l’Afrique subsaharienne rencontrés en Tunisie par notre journaliste se racontent.

  • « On veut seulement améliorer notre sort. J’aimerais surtout que mon fils ait une bonne éducation. C’est pour cette raison que nous sommes prêts à prendre autant de risques. Nous avons essayé de traverser en Europe, mais nous n’avons pas réussi, malheureusement. Maintenant, nous n’avons plus d’argent pour essayer à nouveau. Nous voulons juste quitter la Tunisie, nous serions prêts à aller dans n’importe quel pays. »
— Jostefus Chomas, 30 ans, avec son fils de 7 ans, Thomas, de la Sierra Leone

    PHOTO ISABELLE DUCAS, LA PRESSE

    « On veut seulement améliorer notre sort. J’aimerais surtout que mon fils ait une bonne éducation. C’est pour cette raison que nous sommes prêts à prendre autant de risques. Nous avons essayé de traverser en Europe, mais nous n’avons pas réussi, malheureusement. Maintenant, nous n’avons plus d’argent pour essayer à nouveau. Nous voulons juste quitter la Tunisie, nous serions prêts à aller dans n’importe quel pays. »
    — Jostefus Chomas, 30 ans, avec son fils de 7 ans, Thomas, de la Sierra Leone

  • « Je tente de gagner assez d’argent pour pouvoir payer notre passage, avec mon mari et mes deux enfants. On veut seulement pouvoir travailler et vendre nos produits au marché, mais la police vient régulièrement nous déloger. »
— Mariam Bamba, 33 ans, Mali
« C’est impossible pour moi de retourner en Côte d’Ivoire en n’ayant rien accompli. Il n’y a rien pour moi là-bas. Mais c’est aussi impossible de rester ici, et impossible de traverser en Europe parce que ça coûte trop cher. Nous sommes prêts à n’importe quoi pour quitter la Tunisie, même au risque de mourir. »
— Barakissa Ky, 17 ans, Côte d’Ivoire

    PHOTO ISABELLE DUCAS, LA PRESSE

    « Je tente de gagner assez d’argent pour pouvoir payer notre passage, avec mon mari et mes deux enfants. On veut seulement pouvoir travailler et vendre nos produits au marché, mais la police vient régulièrement nous déloger. »
    — Mariam Bamba, 33 ans, Mali
    « C’est impossible pour moi de retourner en Côte d’Ivoire en n’ayant rien accompli. Il n’y a rien pour moi là-bas. Mais c’est aussi impossible de rester ici, et impossible de traverser en Europe parce que ça coûte trop cher. Nous sommes prêts à n’importe quoi pour quitter la Tunisie, même au risque de mourir. »
    — Barakissa Ky, 17 ans, Côte d’Ivoire

  • « J’ai déjà essayé cinq fois de traverser en Europe, mais je n’ai pas réussi. Ça m’a coûté 4000 dinars (1700 $ CAN) chaque fois. La dernière fois, en mars, les gardes-côtes ont enlevé le moteur de notre bateau et nous ont laissés dériver. Nous avons été secourus par des pêcheurs. »
— Fatoumata Koné, 25 ans, Côte d’Ivoire

    PHOTO ISABELLE DUCAS, LA PRESSE

    « J’ai déjà essayé cinq fois de traverser en Europe, mais je n’ai pas réussi. Ça m’a coûté 4000 dinars (1700 $ CAN) chaque fois. La dernière fois, en mars, les gardes-côtes ont enlevé le moteur de notre bateau et nous ont laissés dériver. Nous avons été secourus par des pêcheurs. »
    — Fatoumata Koné, 25 ans, Côte d’Ivoire

  • « Je suis monté dans un bateau le 22 avril avec 40 autres personnes, mais le moteur a flanché et nous avons dérivé pendant quatre jours en mer. Nous n’avions presque rien à manger ni à boire. Les gardes-côtes nous ont vus après deux jours, mais ils n’ont rien fait pour nous aider. Ce sont des pêcheurs qui nous ont sauvés. »
— Amadou Yaffa, 16 ans, Gambie

    PHOTO ISABELLE DUCAS, LA PRESSE

    « Je suis monté dans un bateau le 22 avril avec 40 autres personnes, mais le moteur a flanché et nous avons dérivé pendant quatre jours en mer. Nous n’avions presque rien à manger ni à boire. Les gardes-côtes nous ont vus après deux jours, mais ils n’ont rien fait pour nous aider. Ce sont des pêcheurs qui nous ont sauvés. »
    — Amadou Yaffa, 16 ans, Gambie

1/4
  •  
  •  
  •  
  •  

« Ils ne veulent pas de nous ici »

PHOTO SLIM ABID, ASSOCIATED PRESS

Le président tunisien Kaïs Saïed s’entretient avec un migrant, lors d’une visite surprise à Sfax, le 11 juin.

Pourquoi les autorités tunisiennes interceptent-elles les migrants subsahariens pour les empêcher d’atteindre l’Europe, alors qu’ils ne sont pas les bienvenus en Tunisie ?

C’est la question que plusieurs d’entre eux se posent.

« Ils ne veulent pas de nous ici, nous sommes victimes de racisme », dénonce Saikou, un Gambien de 22 ans rencontré en banlieue de Sfax, qui préfère taire sa véritable identité. « Après le discours de février dernier, il a fallu rester enfermés à la maison pendant deux semaines de peur de se faire attaquer, et je n’ai pas pu trouver de travail pendant un mois. »

Le discours du 21 février, c’est celui dans lequel le président tunisien, Kaïs Saïed, a demandé des « mesures urgentes » contre l’immigration clandestine d’Africains subsahariens dans son pays, affirmant que leur présence était source de « violence et de crimes ». Il a dénoncé l’arrivée de « hordes de migrants clandestins », en soutenant qu’il s’agissait d’une « entreprise criminelle ourdie à l’orée de ce siècle pour changer la composition démographique de la Tunisie », afin de la transformer en un pays « africain seulement » et estomper son caractère « arabo-musulman ».

Cette déclaration a déclenché une vague d’agressions racistes contre la communauté noire dans le pays. Des propriétaires de logements ont mis à la porte leurs locataires subsahariens, des employeurs ont remercié des travailleurs noirs.

PHOTO ISABELLE DUCAS, LA PRESSE

Une mère donne le bain à son enfant dans un campement de migrants installé à côté des bureaux de l’Office international pour les migrations (OIM), à Tunis.

Le Comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD) a demandé en avril aux autorités tunisiennes de cesser les « discours de haine raciste » envers les ressortissants d’Afrique subsaharienne, se disant préoccupé par les nombreux actes de violence contre ces migrants et par les arrestations arbitraires « menées par les forces de l’ordre dans le cadre de la campagne intitulée Renforcement du tissu sécuritaire et réduction du phénomène de séjour irrégulier en Tunisie ».

Départs et rapatriements

Ces difficultés ont incité de nombreux migrants installés temporairement en Tunisie à devancer leur projet de traversée vers l’Italie. D’autres ont préféré rentrer dans leur pays : la Côte d’Ivoire, la Guinée, le Burkina Faso et le Cameroun, notamment, ont organisé des vols pour rapatrier leurs ressortissants.

En fait, le président Saïed subit d’énormes pressions de la part de l’Union européenne pour empêcher les migrants partis de son territoire d’entrer en Europe illégalement.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE FACEBOOK DE ROMDHAN BEN AMOR

Romdhan Ben Amor, porte-parole du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES)

Le choix que fait l’Union européenne de fermer ses frontières, c’est ce qui cause les migrations illégales et les morts en mer.

Romdhan Ben Amor, porte-parole du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES)

« Tant que le régime actuel de frontières existe, les gens vont continuer de quitter leur pays dans des conditions très dangereuses », renchérit une militante tunisienne, bénévole pour l’organisme Alarm Phone, qui répertorie les départs en mer à partir de divers pays et reçoit des appels de détresse de bateaux de migrants.

Les deux ONG dénoncent le fait que c’est la Tunisie qui se retrouve avec la tâche de faire respecter les frontières de l’Europe, alors que le pays a peu de moyens et traverse une crise financière.

« On n’arrivera jamais à stopper la mobilité avec des lois et des restrictions. Des gens vont toujours vouloir partir pour trouver un monde meilleur. On ne peut pas les empêcher de bouger », plaide l’avocat Wajdi Mohamed Aydi, ex-adjoint au maire de Sfax, qui était responsable du dossier de la migration, avant que le président Kaïs Saïed décide de dissoudre tous les conseils municipaux du pays, en mars dernier.

En attendant, les gardes-côtes tunisiens continuent d’intercepter de plus en plus de bateaux remplis de migrants irréguliers, en utilisant des techniques dénoncées par les ONG. Un rapport publié au début de juin par le FTDES décrit l’emploi de gaz lacrymogènes et de coups de bâton.

Une barque de migrants percutée par la Garde nationale

Les migrants à qui nous avons parlé le confirment : les bateaux qui patrouillent dans les eaux tunisiennes percutent parfois les barques de migrants, ou causent des vagues en les encerclant, ce qui finit par les faire chavirer. Ou encore, les gardes-côtes retirent les moteurs des embarcations et les laissent dériver.

Quand les autorités ramènent les migrants au port de Sfax, ils sont tout simplement libérés sur le quai, parfois après s’être fait confisquer leurs biens. Et le même manège reprend après quelques semaines ou quelques mois : après avoir réussi à amasser l’argent nécessaire, les migrants reprennent la mer, au risque de ne pas revenir.

« Un cimetière à ciel ouvert »

PHOTO JIHED ABIDELLAOUI, ARCHIVES REUTERS

Ces barques utilisées lors de voyages infructueux de migrants partis de Sfax vers l’Italie ont été saisies par les autorités tunisiennes.

Mise en garde : cette section évoque la mort de migrants. Sa lecture ainsi qu’une des photos qui l’accompagnent pourraient choquer certains lecteurs.

Boulbeba Bouguecha est encore hanté par ce qu’il a vu, le 24 décembre dernier, sur une plage de Kerkennah où il était allé pique-niquer avec sa famille : le corps sans vie d’une fillette, reconnaissable à son petit manteau rose vif, gisant face contre terre en bordure de l’eau.

L’étudiant en commerce, qui est aussi photographe, a pris un cliché rappelant celui montrant le petit Aylan Kurdi, cet enfant syrien dont le corps a été retrouvé sur une plage turque en 2015, et qui a fait le tour de la planète.

PHOTO BOULBEBA BOUGUECHA, COLLABORATION SPÉCIALE

Le corps d’une fillette, vraisemblablement morte à la suite d’un naufrage, a été retrouvé sur une plage de Kerkennah.

Cette photo avait suscité l’indignation partout dans le monde et attiré l’attention sur le sort des migrants syriens qui risquent leur vie pour tenter de se rendre en Europe.

Cette fois, la photo de la fillette, qui a été publiée par le média en ligne français Mediapart en février dernier, n’a pas provoqué le même émoi, ni en Tunisie ni ailleurs.

De telles découvertes macabres sont maintenant monnaie courante dans la région, étant donné la hausse fulgurante du nombre de naufrages de migrants qui tentent de traverser la mer pour gagner l’Europe – 534 morts et disparus au cours des cinq premiers mois de 2023.

« La Méditerranée devient de plus en plus un cimetière à ciel ouvert », dénonce l’avocat Wajdi Mohamed Aydi, ex-adjoint au maire de Sfax.

« Où sont les autorités ? Je ne sais pas. »

PHOTO ISABELLE DUCAS, LA PRESSE

Neji Hdidar, pêcheur de Kerkennah, sur son bateau amarré au port de Kraten

On voit des corps presque tous les jours. Ils se prennent souvent dans nos filets.

Neji Hdidar, pêcheur de Kerkennah

Les pêcheurs, devenus malgré eux des témoins de ces drames, ne sont pas équipés pour s’occuper de cadavres. Ils appellent alors la Garde nationale, mais les autorités leur demandent parfois de rester sur place jusqu’à leur arrivée, ce qui peut prendre plusieurs heures. Conséquences : certains bateaux de pêche ont cessé de signaler les corps qu’ils aperçoivent.

Quand elles sont récupérées par la Garde nationale, les dépouilles sont transportées à l’hôpital de Sfax pour être examinées par un médecin légiste. Puisque plusieurs naufragés n’ont pas de pièce d’identité sur eux ni de famille dans la région qui pourrait les reconnaître, on prélève l’ADN des corps en vue d’une éventuelle identification.

Mais les employés de la morgue peinent à répondre à la demande. Leurs installations débordent régulièrement, ce qui les oblige à garder les corps sur des civières, dans les corridors de l’hôpital.

À la fin avril, en l’espace d’une semaine, 186 corps ont été repêchés ou se sont échoués sur les côtes, dans la région, révèle un responsable du Croissant-Rouge à Kerkennah.

Alors qu’ils redoutent la découverte de nouveaux cadavres, les pêcheurs sont de moins en moins occupés à pêcher, puisque le poisson se fait rare, à cause de la surpêche et du dragage des fonds marins.

Certains décident de vendre leur bateau, qui se retrouve entre les mains d’un passeur.

Un groupe de pêcheurs avec qui nous discutons évoque alors un ancien collègue s’étant reconverti dans le transport de migrants, qui est en train de se faire construire un château sur l’île et roule en voiture de luxe.

« Si ça continue comme ça et que je n’arrive plus à nourrir ma famille, peut-être que je n’aurai pas le choix de devenir passeur moi aussi », laisse tomber M. Hdidar, découragé.