La population tunisienne a largement boycotté en fin de semaine le premier tour des élections législatives, faisant subir du même coup un embarrassant revers au président Kaïs Saïed.

Les autorités ont annoncé lundi qu’à peine 11 % des électeurs s’étaient déplacés pour l’occasion, faisant écho à l’appel de nombreux partis de l’opposition qui reprochent au controversé politicien de vouloir s’arroger tous les pouvoirs en effaçant au passage les réformes démocratiques issues du Printemps arabe.

Hatem Nafti, essayiste et journaliste qui partage son temps entre la France et la Tunisie, note que le taux d’abstention enregistré témoigne clairement du fait que la population « n’adhère pas » aux réformes politiques mises de l’avant par le président.

« Avec un taux aussi bas, il ne peut plus parler de volonté populaire » pour justifier ses actions, note M. Nafti.

Le président, un ex-universitaire, avait suspendu le Parlement en juillet 2021, nommé un gouvernement acquis à sa cause et entrepris de diriger essentiellement par décrets en évoquant la nécessité de « sauver » le pays des actions d’une élite politique corrompue, suscitant des accusations de « coup d’État » de la part de ses détracteurs.

Il a ensuite fait approuver l’été dernier lors d’un référendum marqué par un taux de participation de 30 % une réforme de la Constitution qui renforçait largement ses pouvoirs face à un Parlement aux prérogatives limitées.

PHOTO YASSINE MAHJOUB, AGENCE FRANCE-PRESSE

Le président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), Farouk Bouasker, a tenu une conférence de presse, lundi à Tunis, à la suite des législatives.

Un responsable électoral a indiqué lundi qu’une vingtaine de candidats avaient obtenu un siège au premier tour. Les résultats finaux, pour les 161 circonscriptions en jeu, doivent être annoncés début mars après le second tour.

Un second tour doit toujours avoir lieu

Dans un commentaire relayé par l’Agence France-Presse, le président a déclaré lundi qu’il fallait attendre le second tour pour apprécier l’importance de la participation populaire, arguant que ses critiques veulent « annoncer le résultat final d’un match à l’issue de la première mi-temps ».

PHOTO SLIM ABID, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Le président de la Tunisie, Kaïs Saïed, s’adressant aux médias après avoir voté, samedi.

Antoine Basbous, qui dirige l’Observatoire des pays arabes, un cabinet de conseil spécialisé établi à Paris, note que quelques bulletins de vote seulement ont été enregistrés dans certains bureaux de scrutin du sud du pays, témoignant de l’ampleur du désaveu envers le processus.

« Les gens tournent le dos au président et au modèle politique qu’il a créé », note l’analyste, qui reproche au chef d’État d’avoir « l’âme d’un dictateur ».

« C’est un as de la démagogie qui pense que parler est agir. Mais il ne peut pas se contenter de répéter que ses prédécesseurs sont des voleurs », relève M. Basbous, qui s’attend à ce que les manifestations à son encontre se multiplient sur fond de crise économique.

Un contexte économique difficile

Nombre de Tunisiens, dit-il, ne réussissent pas à joindre les deux bouts dans un contexte postpandémique difficile marqué par un chômage galopant, une flambée d’inflation et de nombreuses pénuries, touchant aussi bien les denrées de base comme le lait et le riz que les médicaments.

M. Nafti, qui se rendait dans une pharmacie parisienne pour acheter des médicaments destinés à un parent tunisien lorsque La Presse l’a joint lundi, est d’avis qu’il est difficile de prédire si les rues vont s’embraser comme en 2011 à l’époque du soulèvement contre l’ex-président Zine el-Abidine Ben Ali.

Bien que les réformes politiques défendues par Kaïs Saïed soient impopulaires, le politicien lui-même continue de bénéficier de soutiens non négligeables auprès de gens qui croient en ses promesses, note l’analyste.

Il pourrait « même remporter une nouvelle élection présidentielle » s’il décidait de démissionner comme le demandent ses opposants en réponse au « fiasco » du premier tour.

Le chef d’État tunisien, poursuit M. Nafti, bénéficie du fait que l’opposition est divisée en trois courants qui ne s’entendent pas. « Il y a une guerre d’egos. Les dirigeants de chaque groupe se voient déjà comme président de la République », dit-il.

M. Basbous note qu’une décision récente du Fonds monétaire international (FMI) reportant l’octroi d’un prêt attendu de deux milliards de dollars américains est, à l’inverse, de nature à compliquer la tâche de Kaïs Saïed.

« Le choc ne tardera pas. La rue va bouger, la famine va faire son effet », prévient-il.

M. Nafti note que le changement de cap du FMI suggère que l’organisation veut obtenir des assurances sur les orientations économiques défendues par le président.

Elle pourrait aussi témoigner d’un effritement à venir des appuis étrangers du régime, tant du côté de l’Europe que de l’Amérique du Nord.

« Il semblait y avoir un consensus qu’un pouvoir fort en Tunisie n’était pas une si mauvaise idée », mais « ce soutien unanime va peut-être changer » à la lumière des derniers développements dans le pays, conclut l’essayiste.

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    Nombre total de candidats aux élections législatives tunisiennes, incluant moins de 12 % de femmes
    Source : Agence France-Presse