(Paris) L’ex-préfet rwandais Laurent Bucyibaruta s’est-il soucié du sort de la centaine d’élèves tutsis retranchés dans un collège du sud du Rwanda en mai 1994, envoyant des renforts de gendarmerie ? Ou les a-t-il abandonnés à leur sort, les sachant condamnés ?

À son procès pour génocide, devant la cour d’assises de Paris, l’accusé et les témoins ont livré des versions contradictoires à propos de son comportement avant le massacre.

Préfet de la province de Gikongoro, dans le sud du Rwanda, entre 1992 et juillet 1994, Laurent Bucyibaruta, qui réside aujourd’hui en France, est jugé depuis le 9 mai pour génocide, complicité de génocide et complicité de crimes contre l’humanité, des accusations qu’il conteste.

Plusieurs jours après les massacres qui ont fait des dizaines de milliers de victimes dans sa préfecture entre le 11 et le 21 avril 1994, environ 90 élèves tutsis ont été tués le 7 mai à l’école Marie-Merci de Kibeho, non loin de la frontière avec le Burundi.

Par des miliciens hutus, mais aussi, selon les témoignages des rescapés, par les gendarmes qui devaient assurer la protection ainsi que par certains de leurs camarades et de leurs professeurs.

Dans cet établissement d’enseignement secondaire géré par l’Église catholique, l’atmosphère était lourde depuis plusieurs mois, ont raconté d’anciens élèves à la barre.

Fin 1993, les quelque 400 élèves hutus de cette école de 500 places s’étaient mis en grève pour obtenir la tête du directeur, un Tutsi. Il sera effectivement remplacé par un Hutu, et tué lors du génocide.

Le 14 avril 1994, environ 25 000 Tutsis qui avaient trouvé refuge dans l’enceinte de la paroisse de Kibeho avaient été massacrés. Là aussi, les gendarmes s’étaient mêlés aux assaillants.

Depuis l’école toute proche, « j’ai vu des choses que normalement les yeux d’un humain ne devraient pas voir », a témoigné mercredi Emmanuel, élève d’avant-dernière année, âgé de 20 ans à l’époque.

« Pas de solution »

Le climat s’est ensuite encore dégradé à Marie-Merci, les élèves hutus accusant leurs camarades d’empoisonner leur nourriture.  

« Ils venaient nous menacer : “toi, il ne te reste pas beaucoup de jours à vivre” », a raconté Théophile, 19 ans alors.

Le 30 avril, encerclés par la population et les milices alors qu’ils assistaient à une messe, les élèves tutsis échappent de peu au guet-apens.

Un groupe de dix élèves décide de s’enfuir, parvenant à rejoindre le Burundi après trois jours de marche.  

Les Tutsis restants sont forcés à quitter l’école pour un établissement voisin, l’école des Lettres.

Le 4 mai, tout le monde s’accorde pour dire qu’une délégation dirigée par le préfet et l’évêque de Gikongoro rend visite aux élèves. Mais les récits divergent sur ce qui s’est dit.

« Nous lui avons exposé nos problèmes […] Il nous a dit qu’il n’avait pas de solution puisqu’il avait été démontré que nous collaborions avec les Inkotanyi (les troupes du FPR, majoritairement Tutsi, NDLR) », a assuré lundi Azena, 18 ans à l’époque.

« Nous lui avons dit que nous n’avions plus de famille où aller, que nos parents étaient morts. Il a dit que ce problème ne le concernait pas, que tout ce qu’il allait faire, c’est envoyer des bus qui allaient nous conduire chez nous », a ajouté la rescapée, qui vit aujourd’hui aux Pays-Bas.

« Ce sont des propos qu’elle invente. Je n’ai accusé aucun élève de collaborer avec le FPR », a répliqué Laurent Bucyibaruta.

Entendu au cours de l’enquête, il a affirmé que le but de la visite était d’apaiser les esprits et non d’inciter à la haine et qu’à l’issue de cette rencontre, il avait été décidé de renforcer la garde.

D’autres anciens élèves confirment que des gendarmes ont été envoyés pour « protéger » l’école, mais « en réalité c’était pour nous garder, pour que personne ne s’enfuie », a estimé Théophile.

La directrice de l’école des Lettres, une religieuse vivant aujourd’hui en France, a expliqué que les sœurs de l’établissement l’avaient avertie de l’imminence d’une attaque.

« Comment vous le savez ? », avait-elle demandé. « On sait comment ça fonctionne », lui avaient répondu les religieuses, qui avaient assisté à l’attaque du 14 avril.

« La présence de ces militaires n’empêchait pas vos consœurs de se dire que ces enfants allaient être tués. Pensez-vous que les autorités aient pu l’ignorer ? », l’a interrogée un avocat de parties civiles.

« Ça ne me paraît pas invraisemblable » qu’elles l’aient su, a lâché l’ex-directrice.