(Tunis) En s’emparant du pouvoir au Soudan, les généraux ont porté un nouveau coup aux aspirations démocratiques nées du Printemps arabe, au moment où il vacille déjà dans son berceau tunisien.

Pour certains, ce coup de force est le dernier clou dans le cercueil des révoltes arabes qui ont bouleversé la région à partir de 2010. D’autres estiment qu’il ne faut pas les enterrer trop tôt.

« On peut parler d’un échec des printemps et des révolutions arabes parce que finalement de nombreux régimes autoritaires se sont rétablis ou maintenus, au prix du sang et de la destruction d’un pays comme en Syrie, d’une répression aveugle comme en Égypte, de révoltes étouffées comme à Bahreïn, d’une guerre civile doublée d’une catastrophe humanitaire comme au Yémen », estime Pascal Boniface, directeur l’Institut de relations internationales et stratégiques à Paris (IRIS).

« En Algérie, le hirak patine, au Soudan et en Tunisie, les acquis démocratiques sont en danger. Et je ne parle pas du chaos libyen et irakien… », ajoute-t-il.

Premier président de Tunisie après la dictature Ben Ali, redevenu opposant en exil lorsque l’actuel chef d’État Kais Saied s’est arrogé les pleins pouvoirs en juillet, Moncef Marzouki incarne d’une certaine manière la grandeur et la décadence du Printemps arabe.

Mais il refuse de parler d’un échec, ni même d’un revers du mouvement prodémocratie dans le monde arabe.

« Dix ans ce n’est rien »

« Dix ans dans la vie des peuples ce n’est rien. Les révolutions, et l’Histoire l’a montré, prennent toujours beaucoup de temps », affirme-t-il à l’AFP depuis Paris, où il avait déjà vécu en exil pendant dix ans à l’époque de Ben Ali.

Le coup de force du président Saied dans le pays érigé en symbole du Printemps arabe pour avoir jusqu’ici réussi sa transition démocratique alors que d’autres comme la Syrie sombraient dans la violence ou connaissaient une reprise en main autoritaire à l’instar de l’Égypte, a pourtant apporté de l’eau au moulin des tenants de l’échec des révoltes arabes.

Cette analyse a été confortée par le putsch militaire au Soudan où les généraux ont fait arrêter le 25 octobre la plupart des dirigeants civils avec lesquels ils gouvernaient depuis la destitution du président Omar el-Béchir en 2019 lors de la deuxième vague des révoltes arabes qui a également agité l’Algérie, l’Irak et le Liban.

« Contre-révolutionnaires »

M. Marzouki s’inscrit en faux.

« On ne peut pas parler d’un échec ou d’un piétinement du Printemps arabe, car les facteurs qui l’ont déclenché qui sont l’injustice sociale et la volonté de participation populaire n’ont pas disparu, mais se sont au contraire aggravées », dit-il.

S’ils divergent sur l’opportunité d’acter l’échec du Printemps arabe, experts et acteurs politiques semblent s’accorder sur les raisons qui l’ont plombé, évoquant ingérences étrangères, marasme économique, émergence d’un islam politique qui inquiète en Occident et la crise migratoire de 2015.

M. Marzouki dénonce ainsi le rôle de régimes « contre-révolutionnaires » emmenés selon lui par « les Émirats, l’Arabie saoudite et le régime égyptien actuel » d’Abdel Fattah al-Sissi.

« Ils ont peur d’une marée démocratique. Ils savent que si l’Égypte par exemple était restée une démocratie cela aurait eu un impact sur toute la région », dit-il.

M. Marzouki, qui avait cohabité au pouvoir avec le parti d’inspiration islamiste Ennahdha juge que les formations issues de l’islam politique ont « globalement joué un rôle négatif » dans le Printemps arabe tout en défendant leur droit de participer au jeu politique.

« Volcans »

« Il faut reconnaître qu’ils ont inquiété sur le plan des libertés de nombreuses populations et qu’ils n’ont pas su démontrer leurs capacités de gestion », abonde M. Boniface.

Pour Isabelle Werenfels, chercheuse à l’Institut allemand des affaires internationales et de sécurité (SWP), le Printemps arabe « n’a pas été un succès, mais ce n’est pas un échec total non plus ».

« Pour les peuples arabes, cela a changé l’horizon du possible », estime-t-elle. « Il est difficile, surtout dans le cas de la Tunisie, de priver les gens de la liberté une fois qu’ils y ont goûté ».

« La démocratisation ne peut pas fonctionner complètement sans prospérité économique. Le vote libre ne fait pas vivre les gens », avance-t-elle pour expliquer le chemin cahoteux de la transition démocratique.

Autre difficulté selon Mme Werenfels, les mouvements prodémocratie ne peuvent plus compter que sur un soutien timide des Européens qui, échaudés par la crise migratoire de 2015 en provenance de Syrie « mettent plus l’accent sur la stabilité et la sécurité que sur la démocratisation ».

Malgré les écueils, M. Marzouki reste optimiste.

« Je préfère le terme “volcans arabes” au “Printemps arabe” et quand un volcan entre en éruption une première fois, il y aura toujours une deuxième », dit-il.