Au cours des dernières semaines, les Algériens qui manifestent contre le pouvoir ont inventé un nouveau verbe : « vendredir ».

Ils ont donc « vendredi » hier, pour la septième semaine d'affilée, appelant au départ de la caste politique qu'ils accusent d'avoir confisqué les richesses du pays et d'avoir muselé des générations d'Algériens en se servant des tragédies passées pour leur faire peur.

Mais l'épouvantail de la « décennie noire », celle des attentats terroristes des années 90, n'a aucune prise sur les jeunes manifestants comme Reda, Abdellatif et Mohamed, trois amis de 24 ans croisés hier à Alger, rue Didouche-Mourad - axe principal des manifestations qui perdurent depuis le 22 février et qui ont conduit à la démission du président Abdelaziz Bouteflika, il y a quatre jours.

Un départ qui n'a pas éteint l'ardeur des manifestants, qui réclament maintenant la démission de tous les rouages du régime, et qui ont été des millions à défiler dans les rues des grandes villes algériennes.

Reda, Abdellatif et Mohamed sont tous étudiants, le premier en marketing, le second en génie, le troisième en droit.

« Nos parents sont comme nous, ils veulent s'exprimer, être libres ; la seule différence entre eux et nous, c'est qu'ils ont peur, pas nous. »

- Abdellatif

Les trois copains, qui préfèrent être identifiés uniquement par leurs prénoms, ont été de toutes les manifs, depuis celle qui a lancé le mouvement de protestation, le dernier vendredi de février.

« Nous n'avons pas connu la décennie noire, et nous sommes la génération des réseaux sociaux », résume Abdellatif.

« Ils nous ont eus avec la décennie noire », clame d'ailleurs La Casa del Mouradia, chanson des stades convertie en hymne politique entonné à répétition par les manifestants.

« Nous sommes une nouvelle génération, nous n'avons rien à voir avec des terroristes, nous connaissons notre histoire, et on en a tiré les leçons », renchérit Reda.

Moins de 25 ans

Environ 45 % des Algériens ont moins de 25 ans. Leurs grands-parents ont fait la guerre d'indépendance. Leurs parents ont connu la terreur. Eux, ils veulent vivre normalement, pouvoir gagner leur vie, avoir accès à de bons emplois, de bonnes écoles, de bons hôpitaux.

« Ce pays a du pétrole, la mer, les montagnes, le Sahara. Il est riche, mais le peuple n'a rien, ils nous ont tout volé », dénonce un autre manifestant, Nabil Chebah, étudiant en traduction de 19 ans, qui vend des babioles, comme des chargeurs de téléphone, pour payer ses cours.

Légèrement en retrait dans une rue transversale, Iptissem, 27 ans, et Yasmine, 29 ans, se désolent elles aussi de la dilapidation des ressources de leur pays. « Nous sommes tous des victimes de ce système, les services qu'on reçoit ne sont pas à la hauteur de nos richesses », dénonce Iptissem, qui travaille dans la vente d'autos.

« Nous, nous connaissons ce régime, mais eux, ils nous méprisent depuis 20 ans, et ils ne nous connaissent pas. »

- Iptissem

« Les Algériens veulent prendre leur destin en main, on veut que les jeunes arrêtent de prendre la mer pour aller en Europe, que notre société soit plus égalitaire », dit Yasmine.

Dans la foule compacte qui a commencé à affluer vers le centre de la capitale dès 11 h, hier, et ne s'est dispersée qu'en soirée, il y avait des gens de tous âges, des grands-parents, des adolescents, des bébés dans des poussettes. Mais tous attribuaient le succès de cette mobilisation sans précédent à ces jeunes adultes libérés d'un passé paralysant.

Plusieurs appelaient au départ des « 3 B », soit le trio de dirigeants qui occupent les postes clés depuis le départ de Bouteflika : le premier ministre Noureddine Bedoui, le président du Sénat Abdelkader Bensalah et le président du Conseil constitutionnel Tayeb Belaïz. En fin de journée hier, rien n'indiquait que ces derniers étaient au bord de la porte. Toutefois, la journée a été marquée par le départ du patron des services de renseignement de l'armée, Bachir Tartag, et du général Ali Bendaoud, responsable de la sécurité extérieure.

« Peuple héros »

« Nous recyclons tous les déchets sauf ceux du système », clamait une des pancartes brandies hier.

Sur une autre affiche, on pouvait lire : « Un seul héros, le peuple, un seul zéro, votre système. »

« Bedoui tête de kiwi », affirmait une longue affiche suspendue à une fenêtre.

Dans une échoppe de dattes et de bananes, Abdelnasser Lounis, 50 ans, faisait une pause hier en fin d'après-midi, en attendant de se lancer dans le nettoyage des rues post-manifestation, comme il le fait chaque vendredi.

« Vous allez voir, nous gardons la ville propre ! », a-t-il dit avec fierté.

« On manifeste depuis sept semaines et pas une seule bouteille n'a été cassée », se réjouissait un autre manifestant, insistant sur le caractère pacifique du mouvement de protestation.

Un sentiment d'optimisme se dégageait de cette foule convaincue que le vent de l'histoire avait définitivement tourné en faveur du peuple.

« Le régime, c'est quelques centaines de personnes. Nous sommes des millions, ils ne peuvent pas gagner. »

- Yasmine, jeune rédactrice d'un site web

N'ont-ils pas peur d'une intervention de l'armée, dirigée par un ancien proche de Bouteflika, l'octogénaire Gaïd Salah ? La plupart des manifestants écartent cette éventualité d'une seule phrase : « L'armée est avec le peuple. »

N'ont-ils pas peur que des intégristes religieux ne détournent cette « révolution pacifique » à leurs fins ? Non, répondent généralement les manifestants, en évoquant le passé tragique des années 90 comme rempart contre cette menace.

PHOTO FATEH GUIDOUM, ASSOCIATED PRESS

Sous son caractère joyeux, bon enfant et festif, la manifestation d'hier a néanmoins donné lieu à quelques fausses notes. Près de la place Maurice-Audin, l'un des principaux points de rassemblement des protestataires à Alger, des hommes ont encerclé une femme dans la vingtaine, vêtue d'un jeans et d'une camisole. « Ma mère et ma soeur sont restées à la maison », criait l'un des jeunes hommes avec agressivité.

Choquée, la jeune femme l'a traité de voyou, tout en affirmant qu'elle ne faisait qu'accompagner un groupe de malentendants à la manif. La tension était palpable, puis le groupe s'est dispersé.

Et tandis que les policiers en tenue antiémeute se tenaient en retrait de la manifestation, dans quelques rues latérales du centre de la capitale, les forces de sécurité ont maintenu des barrages autour d'Alger pour empêcher des habitants de l'extérieur d'atteindre le coeur de la ville. Un blocus qui a été appuyé par des tirs de gaz lacrymogènes.

PHOTO RYAD KRAMDI, AGENCE FRANCE-PRESSE