Exemple parfait de ce qu'on appelle un «État en déliquescence», la Somalie évoque des images de destruction et de chaos. Pourtant, le pays change. À l'issue d'une épreuve de force qui s'est jouée l'été dernier, à Mogadiscio, les Somaliens renouent timidement avec l'espoir. Retour sur un thriller politique à travers le regard d'un Québécois qui a été au coeur de l'action.

Le ciel bleu s'assombrissait à mesure que les députés affluaient sur l'esplanade des défilés, à l'aéroport de Mogadiscio.

Pour qu'on y voie un peu, il a fallu allumer les phares des blindés qui avaient permis aux dignitaires d'atteindre l'aéroport, seule zone vraiment protégée dans la ville de tous les dangers.

Les députés prêtaient serment par groupes, la main sur le Coran. «C'était une scène extraordinaire, nous avions réussi, malgré toutes les menaces et malgré toutes les objections», se souvient David Payne, qui était arrivé en Somalie à peine une semaine plus tôt, en mission d'urgence pour les Nations unies.

L'ex-député du Parti québécois avait pour mandat de convoquer le Parlement et de faire élire un nouveau président, avant la «date de péremption» du dernier d'une série de gouvernements intérimaires, dont aucun n'avait réussi à pacifier le pays.

Cette fois, la communauté internationale avait décidé que les gouvernements de transition, c'était fini. Qu'il fallait miser sur la stabilité. Un comité de sages devait choisir 275 députés, qui allaient élire un président de la Chambre, puis un président tout court.

Mais le président sortant, Cheikh Sharif, n'avait pas l'intention d'abandonner facilement le pouvoir. Aidé par son ministre de l'Intérieur et le juge en chef de la Cour suprême, il a tout fait pour faire déraper le processus.

Le Parlement devait être convoqué au plus tard le 20 août. Sinon, le pays risquait de tomber dans un vide constitutionnel potentiellement dangereux. Mais plusieurs candidatures de députés étaient contestées, et une vingtaine de seigneurs de la guerre, présumés loyaux au président sortant, tentaient de faire leur entrée au Parlement.

Intrigues, pressions, intimidation: les moeurs politiques sont rudes à Mogadiscio.

Le jour de son arrivée, David Payne traverse une ville «intimidante, sombre, dévastée», avant d'arriver au Peace Hotel, où il rencontre des membres du comité chargé de choisir les députés. Plusieurs lui montrent les messages de menaces reçus sur leur cellulaire...

Incapable de rassembler 275 candidatures solides, le comité de sélection décide d'aller de l'avant avec 240 députés, et maintient sa décision de tenir les seigneurs de la guerre à l'écart.

Le 20 août, peu après midi, une alerte de sécurité à l'Académie de police, où les députés devaient prêter serment, oblige la force de l'Union africaine pour la Somalie, l'AMISOM, à annuler la cérémonie. David Payne est à un cheveu de rater sa mission.

À la dernière minute, il fait le pari de déménager la cérémonie à l'aéroport, cette «zone verte» à l'abri des attentats.

Là-bas, c'est la panique. Le commandant Andrew Gutti l'aide à rassembler la centaine de chaises et les 20 corans nécessaires pour l'événement. Jusqu'à la tombée de la nuit, ils ne sont pas certains si les députés viendront en nombre suffisant pour que le Parlement puisse siéger. Quand ils les voient prendre place sous les étoiles, ils soupirent de soulagement.

Mais le suspense se poursuit au-delà du 20 août. Les candidats rejetés maintiennent la pression. Un jour, le juge en chef, Aided Ilkahaof, ordonne aux deux coprésidents du comité de sélection de se présenter devant la Cour et menace la coprésidente, Halima Ismail Ibrahim, d'arrestation.

«Il y a eu une chicane terrible», raconte David Payne, qui a assisté à la scène. Il a été impressionné par la détermination de la coprésidente qui a tout simplement ignoré ces menaces du juge en chef.

«Vous savez, on ne peut mourir qu'une seule fois...», lui a dit cette femme, quand David Payne lui a demandé si elle n'avait pas peur d'atterrir en prison.

Autre scène rocambolesque: deux jours avant le vote, le ministre de l'Intérieur extirpe une liasse de billets de 100$US de sa poche, devant un David Payne interloqué, avant de lancer, comme à la blague: «J'ai assez d'argent pour n'importe quelle bonne cause!»

Finalement, le jour J, le 10 septembre, un ultime affrontement se joue à l'Académie de police où a lieu le vote présidentiel.

Les seigneurs de la guerre veulent absolument participer au vote. Certains parviennent à déjouer le système de sécurité et infiltrent l'enceinte où siègent les députés.

Le président de la Chambre, Muhamad Osman Jawaraa, marche sur un fil mincissime. À l'issue d'un vote à main levée, il finit par admettre le groupe au sein du Parlement.

«Je préfère les avoir devant moi que derrière», confiera-t-il à David Payne, sidéré par ce changement de cap.

Finalement, malgré la présence des seigneurs de la guerre, c'est Hassan Cheikh Mohamoud, candidat issu de la société civile, qui remporte le vote. Et Cheikh Sharif accepte sa défaite. Au grand soulagement de la communauté internationale.

«Hassan Cheikh Mohamoud a toujours oeuvré en faveur de la stabilité et de la paix», dit E.J. Hogendoorn, directeur du programme africain à l'International Crisis Group.

La Somalie n'est pas sortie de l'auberge, et les défis sont énormes, souligne-t-il. Le gouvernement ne contrôle pas tout le territoire du pays, et si les Al-Shabab, milices islamistes, se sont retirés des grandes villes, leur menace demeure réelle.

N'empêche: «Ces derniers temps, à Mogadiscio, il y a une énergie et un optimisme remarquables», selon l'expert.

David Payne, cet habitué des pays difficiles, qui a vécu en Irak, en Haïti et en Afghanistan, garde de la Somalie le souvenir d'une mission unique, la plus périlleuse de toute sa carrière...

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Comment on élit un président en Somalie, en cinq étapes

1) Au Peace Hotel, à Mogadiscio (capitale du pays), plusieurs membres du comité de sélection des députés du futur Parlement ont reçu des menaces de mort sur leur cellulaire. On veut les forcer à accepter 17 seigneurs de la guerre au sein de la Chambre de 275 députés, qui choisira le prochain président du pays.

2) Devant la menace d'une attaque terroriste, la cérémonie de prestation de serment des députés est déménagée de l'Académie de police à l'aéroport. Le temps file, et il faut trouver d'urgence assez de chaises et de corans. Ouf... le Parlement est formé!

3) Le juge en chef de la Cour suprême de Somalie, loyal envers le président sortant, convoque les deux coprésidents du comité de sélection à comparaître devant son tribunal. Son but: les forcer à admettre les seigneurs de la guerre au Parlement pour qu'ils puissent participer à l'élection du prochain président.

4) Les seigneurs de la guerre finissent par entrer au Parlement, après un vote des députés. Mais leurs voix ne suffisent pas à faire réélire le président sortant, Cheikh Sharif. Hassan Cheikh Mohamoud remporte la victoire.

5) Pendant qu'il célèbre sa victoire dans un hôtel, le nouveau président échappe de peu à un double attentat kamikaze. L'explosion fait six victimes.