Un peu partout, le coût du panier d’épicerie a explosé. Dans une vingtaine de pays, la situation alimentaire s’aggrave et ravive le spectre de la famine. La guerre en Ukraine est montrée du doigt. Mais elle est loin d’en être la seule cause. Explications d’une crise et pistes de solution.

Sécheresses, inondations, conflits armés, problèmes liés à la pandémie : les éléments étaient déjà réunis pour faire de 2022 une année record pour l’insécurité alimentaire dans le monde. La guerre en Ukraine a aggravé la situation. Pour 50 millions de personnes, la réalité est particulièrement criante, selon l’ONU.

Une dangereuse spirale

« Si on essaie de prendre les grandes causes, on parle souvent du cocktail des trois C », résume Céline Füri, coordonnatrice humanitaire d’Oxfam-Québec, c’est-à-dire les changements climatiques, les conflits et la COVID-19.

La Somalie, l’Éthiopie et le Soudan du Sud sont particulièrement touchés par les dérèglements climatiques. La saison des pluies est restée sèche. Du bétail est mort de faim, la peau collée aux os. Privés de leur moyen de subsistance, les éleveurs peinent à se nourrir.

L’eau n’est pas toujours miraculeuse non plus. La Chine appréhendait l’une de ses pires récoltes de blé cette année, des pluies torrentielles ayant réduit la fenêtre de temps pour planter les semences.

Guerres

Outre les changements climatiques, les conflits sont responsables d’une partie de l’insécurité alimentaire, comme au Yémen, où la situation humanitaire est particulièrement catastrophique en raison de la guerre. Dans certaines régions du globe, les violences rendent périlleux l’accès à la nourriture.

PHOTO EFREM LUKATSKY, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Un cratère laissé par un missile russe au milieu d’un champ de blé récolté par des fermiers, dans la région de Dnipropetrovsk, le 4 juillet.

PHOTO EFREM LUKATSKY, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Un agriculteur examine un fragment d’un missile russe après le bombardement d’un champ de tournesol dans la région de Donetsk, le 21 juin.

PHOTO DMYTRO SMOLIENKO, REUTERS

Un militaire ukrainien patrouille dans un champ de blé en feu, près de la ligne de front entre les villes de Zaporijjia et de Donetsk, le 17 juillet.

Mais la guerre qui a particulièrement secoué la planète en 2022 est l’invasion russe en Ukraine, puisque cette dernière est, avec la Russie, une grande exportatrice de céréales. Les deux pays ont signé vendredi des accords qui ouvrent la porte à la reprise des exportations de millions de céréales ukrainiennes et de céréales et engrais russes, laissant entrevoir une solution pour de nombreuses populations. Les frappes russes menées samedi contre la ville portuaire d’Odessa jettent toutefois « un doute sérieux sur la crédibilité de l’engagement de la Russie à l’égard de l’accord », selon le secrétaire d’État américain, Antony Blinken.

L’Ukraine et la Russie produisent environ le tiers du blé échangé sur les marchés mondiaux, selon l’International Food Policy Research Institute. En Afrique et au Moyen-Orient, des populations sont particulièrement dépendantes de ces pays, puisqu’ils sont leur principale source d’approvisionnement en blé.

Est-ce à dire qu’il faut craindre une pénurie de pain dans le monde ? Pas exactement, selon le professeur en économie appliquée Marc F. Bellemare, qui enseigne à l’Université du Minnesota. C’est davantage l’appréhension qu’un manque réel qui affole actuellement les marchés — et pousse les prix vers le haut.

C’est vraiment la peur d’avoir peur qui fait en sorte qu’on voit une flambée aussi élevée, parce qu’il y a assez de nourriture pour nourrir tout le monde dans le monde.

Marc F. Bellemare, professeur d’économie appliquée à l’Université du Minnesota

« On sait ça depuis longtemps. C’est un problème de distribution », explique M. Bellemare, qui est aussi directeur du Center for International Food and Agricultural Policy.

Les céréales bloquées en Ukraine en sont un exemple patent. Le président russe Vladimir Poutine a été accusé d’utiliser le blé comme arme psychologique pour faire pression sur le monde. Mais il n’est pas le seul qui gagne à voir son prix grimper sur le marché boursier, des investisseurs et de grandes entreprises y trouvant aussi leur compte.

Outre les denrées, un autre produit important a vu sa valeur grimper en flèche après le début du conflit : le pétrole. Le coût de l’essence contribue à faire augmenter les prix de la nourriture, plus chère à transporter. Ces dépenses s’additionnent également pour les organismes et agences internationales qui se consacrent à l’aide humanitaire internationale.

Pandémie

Les conséquences de la guerre en Ukraine s’ajoutent aux fragilités déjà mises au jour par deux ans de pandémie, notamment dans les chaînes de distribution.

La COVID-19 a tout lancé en vrille en ce qui concerne les capacités des chaînes de distribution de fournir différents ingrédients pour différents produits.

Lisa Clark, chercheuse associée à l’Université de la Saskatchewan

La fermeture d’un port ou d’une usine en raison de l’absence des travailleurs infectés a causé des goulets d’étranglement. Le système en place dans les magasins, qui consistait à avoir juste assez de marchandises en stock pour répondre aux demandes anticipées, s’est écroulé, note M. Bellemare. « [Les marchands] se sont rendu compte que ça prend plus de stock en inventaire parce que si le système d’approvisionnement n’est pas fluide, il faut produire ici ou l’avoir en stock », explique-t-il.

PHOTO BILLY H.C. KWOK, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Les rayons dégarnis d’un supermarché de Hong Kong, le 1er mars. La menace d’un autre confinement pour juguler une nouvelle vague de COVID-19 a poussé de nombreuses personnes à se ruer dans les commerces pour faire des provisions.

Outre les problèmes liés à l’approvisionnement, la COVID-19 a causé des ralentissements importants des économies dans le monde et ajouté des dépenses imprévues aux gouvernements.

« Ça fait en sorte que le budget, déjà pas énorme pour l’État, va en grande partie à rembourser la dette plutôt qu’à investir dans des services publics qui seraient essentiels pour prévenir une crise alimentaire, comme l’investissement en agriculture, dans la petite production agricole et investir aussi dans la protection sociale », illustre Mme Füri, en donnant l’exemple des dettes nationales de la Somalie, du Kenya et de l’Éthiopie.

Des solutions possibles

Pour régler le problème de la faim dans le monde, il y a les solutions immédiates, comme débloquer les céréales coincées en Ukraine et acheminer denrées et argent aux populations les plus touchées.

Mais les spécialistes craignent une répétition des crises si les causes ne sont pas traitées en parallèle.

Indépendance et diversification

La COVID-19 et la guerre en Ukraine ont mis en lumière la dépendance de certains pays aux importations de biens essentiels, les rendant particulièrement vulnérables.

« Nous devons commencer à regarder différentes cultures, nous pencher sur l’agriculture régénératrice et regarder d’autres variétés de plantes qui peuvent pousser dans des pays qui n’ont typiquement pas beaucoup de pluie ou qui ont des climats plus chauds », dit Lisa Clark, chercheuse associée à l’Université de la Saskatchewan. Pour mettre en place des infrastructures plus durables et mieux adaptées, les pays ont cependant besoin d’investissements des grandes puissances, note-t-elle.

Recherches génétiques

Des chercheurs se penchent sur des façons de rendre les cultures mieux adaptées aux conditions extrêmes qui sévissent dans le monde. « Les solutions sont à volets multiples, explique Mme Clark. Regarder le profil génétique de plantes et d’animaux que les humains consomment et essayer de voir comment on peut rendre les cultures un peu plus résistantes aux sécheresses, grâce à l’édition génétique et la biotechnologie, est une des options. » Aucune méthode n’est une panacée, avertit-elle : l’engouement collectif pour un nouveau produit ou une innovation apporte souvent des contrecoups inattendus. D’où l’importance de miser sur plusieurs avenues.

Efforts politiques

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Des fermes verticales intérieures, comme celle-ci à Dubaï, font partie des pistes de solution pour assurer la sécurité alimentaire au Moyen-Orient.

« Les changements climatiques frappent injustement les endroits du monde et les populations qui en sont le moins responsables », souligne Céline Füri, coordonnatrice humanitaire d’Oxfam-Québec. Une raison de plus pour que les pays industrialisés tiennent leurs promesses climatiques, ajoute-t-elle. « C’est la responsabilité des élus et des gouvernements d’encourager la production de nourriture d’une façon plus durable, et d’encourager les agriculteurs à aller dans cette voie et à diversifier leurs produits », dit Mme Clark. Oxfam-Québec et d’autres organismes préconisent l’annulation de la dette de trois pays de l’Afrique de l’Est, soit l’Éthiopie, le Kenya et la Somalie, pour leur permettre d’investir dans des solutions.

Moins de viande

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Un troupeau de buffles d’eau, près d’une raffinerie dans la province irakienne d’Al-Basra, le 18 juillet

Les élevages, particulièrement de bœufs, contribuent aux émissions de gaz à effet de serre. Les céréales cultivées pour nourrir le bétail occupent aussi une grande partie des terres agricoles. L’une des solutions avancées pour réduire les changements climatiques et contribuer à la sécurité alimentaire est de réduire la consommation de viande. « Je ne dirais pas que toute la planète doit passer à un régime exclusivement à base de plantes, mais je pense que ça vaut la peine de regarder d’autres types de protéines, comme les légumineuses et même les plantes marines », estime Mme Clark.

Et les biocarburants ?

PHOTO INA FASSBENDER, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

La demande pour des céréales afin de les transformer en biocarburant contribue vraisemblablement à l’augmentation des prix pour les céréales consommables, souligne Marc F. Bellemare, professeur d’économie appliquée à l’Université du Minnesota.

La crise alimentaire a soulevé des questions concernant l’utilisation de céréales transformées en éthanol. Pourrait-on réduire les quotas et les cibles d’utilisation de biocarburants pour nourrir les populations ? « Ça prendrait quelques années à réorienter la production des biocarburants à des cultures qui sont consommables », note Marc F. Bellemare, professeur d’économie appliquée à l’Université du Minnesota. La demande pour des céréales afin de les transformer en biocarburant contribue vraisemblablement à l’augmentation des prix pour les céréales consommables, ajoute-t-il.

Prévention

« On a les technologies, les systèmes de prévisions météorologiques suffisamment au point — ils se sont passablement développés dans la dernière décennie — pour avoir les signes avant-coureurs d’une crise, dit Mme Füri. La crise actuelle, on savait depuis deux ans qu’elle s’en venait. » Des organismes comme Oxfam-Québec prônent donc les « actions anticipées », en établissant à l’avance les étapes à suivre aux premiers signes annonciateurs d’un problème plus étendu, par exemple, la réparation des puits, le versement d’argent aux communautés pour l’achat de fourrage pour le bétail ou des préautorisations de financement.

En savoir plus
  • 80 millions
    Nombre de personnes d’Afrique de l’Est en situation d’insécurité alimentaire
    Source : Organisation mondiale de la santé
    882 000
    Nombre de personnes en situation d’insécurité alimentaire « catastrophique » en Éthiopie, en Somalie, au Yémen, au Soudan du Sud et en Afghanistan
    Source : Programme alimentaire mondial