Forte de son droit de veto, la Turquie tenait l’expansion de l’OTAN entre ses mains depuis des semaines. Mardi, le régime Erdoğan s’est félicité de sa victoire après l’entente conclue avec la Suède et la Finlande. Une façon pour le président de redorer son image, éprouvée chez lui par une crise de l’hyperinflation à un an de l’élection présidentielle.

« Une alliée qui dérange »

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Les journalistes turcs Levent Kenez et Abdullah Bozkurt, tous deux exilés en Suède

En mai, quand la Turquie a mis son veto à l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN, en exigeant notamment l’extradition de certains de ses ressortissants, le journaliste exilé Levent Kenez ne s’est pas étonné de voir son nom circuler dans les médias turcs. Son pays d’origine avait déjà demandé à la Suède, où il a trouvé refuge, de l’extrader – une requête rejetée par la Cour suprême suédoise.

La nouvelle position de la Turquie, qui a accepté mardi d’appuyer les candidatures suédoise et finlandaise en échange de certains engagements, ne l’inquiète pas outre mesure. Même si le ministre turc de la Justice a réitéré sa demande d’extradition de 33 personnes, fort de la promesse d’« entière coopération » de la Finlande et de la Suède dans la lutte contre le terrorisme.

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Le président Erdoğan serre la pince à la première ministre de la Suède, Magdalena Andersson, lors du sommet de l’OTAN.

« Évidemment qu’aucun pays ne va dire : je protège le terrorisme, a réagi M. Kenez au téléphone. Mais la vraie question est de savoir qui est considéré comme un terroriste. »

Lui-même est accusé de liens avec le mouvement Fetö, fondé par le prédicateur Fethullah Gülen et considéré par le gouvernement turc comme terroriste depuis le coup d’État raté de 2016. Tout comme son collègue Abdullah Bozkurt, avec qui il travaille en Suède pour un média en ligne critique du gouvernement turc.

« En Turquie, un journaliste critique face au régime est un terroriste, alors qu’en Suède, on reconnaît les journalistes professionnels », dénonce ce dernier, aussi président du Centre de Stockholm pour la liberté.

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Pantin à l’effigie de Fethullah Gülen à Ankara après le coup d’État raté de 2016. Depuis, les membres du mouvement Fetö sont pourchassés par l’État turc.

La Finlande et la Suède se sont engagées à suivre la Convention européenne d’extradition, ce qui pourrait susciter la déception chez le gouvernement turc.

Enfant terrible

Que ce soit sur la définition du terrorisme, sur les violations des droits de la personne ou sur la démocratie, la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan, avec son régime autoritaire, apparaît comme un partenaire aux positions gênantes pour ses alliés démocratiques. Le veto d’abord apposé à l’adhésion de deux démocraties européennes à l’OTAN n’est que l’élément le plus récent.

Le gouvernement turc, de son côté, reproche à ses alliés de ne pas le soutenir – accusant même les États-Unis d’être derrière la tentative de coup d’État de 2016. Dans la dernière décennie, la Turquie s’est distanciée de l’Ouest pour se rapprocher de l’Asie et a accentué sa présence en Afrique.

« Pour comprendre les relations étrangères de la Turquie, je pense qu’il y a plusieurs couches auxquelles il faut penser », souligne Çiğdem Üstün, professeure agrégée à l’Université Nişantaşı, à Istanbul. Oui, il y a son rôle au sein de l’OTAN, dont elle est membre depuis 1952. Mais également ses désaccords avec l’Union européenne, qu’elle souhaite intégrer et qui la fait languir. Et les sanctions imposées par plusieurs alliés – dont le Canada – pour son non-respect des règles.

Question kurde

Les interventions militaires turques dans le nord de la Syrie contre le groupe kurde YPG ont valu à la Turquie des sanctions en 2019.

Pour appuyer sa candidature à l’OTAN, la Turquie exigeait d’ailleurs que la Suède lève l’une de ces mesures, soit l’embargo sur ses exportations d’armes – chose qu’elle a obtenue –, et durcisse ses lois antiterroristes concernant les militants kurdes.

Si l’Occident lui reproche ses actions, la Turquie, elle, en veut à ses partenaires de soutenir les militants kurdes des YPG, qui ont combattu le groupe armé État islamique en Syrie.

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Combattantes dans un camp d’entraînement du YPG en Syrie, il y a quelques années

Elle estime que ses alliés devraient considérer les YPG comme une entité terroriste, au même titre que le Parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK, un mouvement classé comme tel dans plusieurs pays, dont la Suède et le Canada.

La Suède et la Finlande se sont engagées à « ne pas soutenir » les YPG en Syrie.

Réactions en Suède

La levée du veto a soulevé l’inquiétude des Kurdes, un groupe ethnique minoritaire en Turquie, dans la ligne de mire du régime – 17 des 33 personnes visées par la demande d’extradition à la Finlande et la Suède sont accusées d’appartenir au PKK.

« Je suis inquiet pour les Kurdes en Suède », a dit à l’Agence France-Presse Kurdo Baksi, militant des droits de la personne et journaliste suédois d’origine kurde.

Le discours de la Turquie, dans lequel des craintes sur la sécurité ont été mises au premier plan, n’a rien de nouveau pour les Kurdes de Suède, souligne Barzoo Eliassi, professeur agrégé à la faculté de sciences sociales de l’Université Linnæus, en Suède.

Lui-même d’ascendance kurde de la région iranienne, le professeur Eliassi a publié des études sur ce peuple, dont un livre qui lui a valu d’être sur la liste noire de la Turquie, dit-il.

Joint avant le changement de ton de la Turquie, il ne s’étonnait pas de la place qu’occupaient les Kurdes dans les discussions. « Je pense que les Kurdes ne sont pas très surpris ; ils sont souvent les victimes de la realpolitik, c’est une répétition de l’histoire kurde », a-t-il dit.

Avec l’Agence France-Presse

En chiffres

100 000

Nombre estimé de Kurdes vivant en Suède, selon le Bureau des statistiques

Source : Courrier international

Entre 25 et 35 millions

Nombre estimé de Kurdes dans le monde

Source : BBC

Inflation galopante, citoyens en colère

« Nous sommes tous affectés par la hausse des prix », dit Çiğdem Üstün, professeure agrégée en études européennes à l’Université Nişantaşı, jointe à Istanbul. « Particulièrement par la hausse des prix de l’essence, parce que ça se répercute sur tout le reste. »

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Manifestation de syndicats à Istanbul, le 13 juin

Après la COVID-19 et la guerre en Ukraine, l’inflation et la hausse du coût de la vie affectent les populations un peu partout dans le monde. Mais en Turquie, l’indice des prix à la consommation affiche un bond de 73,5 % sur un an, l’un des plus élevés au monde.

Des économistes ont montré du doigt les politiques du président turc Recep Tayyip Erdoğan, qui s’est opposé à la hausse des taux d’intérêt. La livre turque a perdu près de la moitié de sa valeur depuis un an.

PHOTO ADEM ALTAN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Le président Erdoğan dans l’enceinte du parlemement turc, le 15 juin dernier

Résultat : les Turcs se serrent la ceinture en dénonçant la flambée des prix. Et leur colère fait craindre au président de perdre son siège dans l’élection prévue l’an prochain.

Apaiser les électeurs

Les positions prises par Erdoğan sur la scène internationale jouent sur les cordes sensibles des électeurs, croient les analystes, en cherchant à galvaniser la population contre un bouc émissaire – que ce soient les Kurdes ou les réfugiés syriens, au nombre de 3,7 millions en Turquie – et à donner une image de force face aux Occidentaux.

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Rebelles soutenus par la Turquie dans le nord de la Syrie, le 9 juin. Le président Erdoğan menace de lancer une nouvelle offensive en territoire syrien contre les « terroristes » kurdes.

« Le moment choisi est important », estime Murat Önsoy, professeur agrégé à l’Université Hacettepe, à Ankara, évoquant des rumeurs d’une opération militaire turque à venir contre les Kurdes dans le nord de la Syrie.

Du point de vue de la politique intérieure, il n’y a pas tellement d’outils pour améliorer les choses, donc [le président] joue la carte nationaliste. Erdoğan devient un héros qui combat le terrorisme.

Murat Önsoy, professeur agrégé à l’Université Hacettepe, à Ankara

D’autant que la situation économique pourrait empirer avec la guerre en Ukraine. Jusqu’à maintenant, la Turquie semble avoir tenté de ménager la chèvre et le chou dans ce conflit, condamnant l’invasion russe sans imposer les sanctions occidentales tout en appuyant l’Ukraine avec ses drones militaires.

Pour l’instant, sa situation économique ne lui permet pas de se passer de la Russie. « L’économie turque est très dépendante de l’énergie russe », illustre Oya Duran-Özkanca, professeure de sciences politiques et études internationales à l’Elizabethtown College, en Pennsylvanie, qui souligne aussi l’importance du tourisme russe.

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Les présidents Erdoğan et Poutine en 2019 à Sotchi, en Russie

Si elle se réjouit du « signal fort d’un groupe de l’OTAN uni » envoyé à la Russie par la levée du veto de la Turquie pour l’adhésion de la Finlande et de la Suède, elle ne croit pas que ça risque de ternir les relations turques avec le gouvernement de Vladimir Poutine. « La relation entre la Russie et la Turquie est très transactionnelle, note-t-elle. Elles ne s’entendent pas toujours, mais elles collaborent quand ça sert leurs intérêts mutuels. »

Avec le Courrier international

La Turquie n’est pas une dinde

Depuis le 1er juin, la Turquie est devenue la Türkiye aux Nations unies, soit le nom utilisé depuis près de 100 ans par ses habitants.

Une façon de se distancier de l’appellation anglaise Turkey, qui signifie aussi « dinde ». Mais également, pour le président Recep Tayyip Erdoğan (qui a lancé la procédure l’an dernier, pour en faire une « marque » unique), de montrer son pouvoir sur la scène internationale, selon le professeur Mustafa Aksakal, de l’Université de Washington, cité par le New York Times.

On retrouve ce nouveau nom tant en anglais qu’en français. D’autres instances internationales, comme la Banque mondiale et l’OTAN, ont suivi le pas. La Turkish Airlines sera désormais la Türk Havayollari.

Si l’adoption de Türkiye se généralise, cela pourrait sonner la fin des traductions erronées « Fait en Dinde » dans un avenir rapproché…

61,8 %

Proportion des Turcs qui ont cessé de consommer de la viande en raison des hausses de prix

Source : Institut MetroPOLL